A Yverdon, immersion dans le mythique film «Stalker», d’Andreï Tarkovski, et dans les récits postapocalyptiques.
La Maison d’Ailleurs, musée de la science-fiction, rend hommage au réalisateur russe majeur Andreï Tarkovski, dont on fête cette année les 80 ans de la naissance. Le maître, disparu en 1986, a laissé deux films qui se rattachent à la SF: Solaris et Stalker. C’est le second qui est revisité par l’institution yverdonnoise.
De l’équipe de ce film maudit, sorti en 1979, ne restent que quelques rares collaborateurs. L’ancienne fabrique de papier, polluée, qui lui a servi de décor, serait, d’après la rumeur, cause de l’hécatombe… Les commissaires de Stalker, expérimenter la Zone, Alexandra Kaourova et son époux, l’écrivain romand Eugène, ont fait venir de Russie le scénographe du film, Rashit Safiullin, pour qu’il signe la mise en scène de l’exposition. Une idée brillante.
La chambre des désirs. Stalker raconte comment une région entière a été coupée du monde, interdite d’accès. Fuite radioactive? Invasion extraterrestre? On dit que, au cœur de ce no man’s land, se trouve une chambre dans laquelle les vœux sont exaucés… En payant un passeur, un «stalker», un écrivain et un scientifique tentent le voyage réputé mortel au cœur de la zone…
En s’inspirant d’un roman des frères Strougatski, Pique-nique au bord du chemin, Tarkovski le transcende. Il injecte sa vision spirituelle et métaphysique. Dans sa Zone, chacun se révélera tel qu’il est. Les masques tombent. «Stylistiquement», le film élève le paysage au rang d’œuvre d’art: usines désaffectées, envahies par la végétation, énigmatique chien errant… Stalker s’inscrit dans la tradition des ruines postapocalyptiques, développées au cinéma et dans la littérature, qui fantasment la fin de notre monde.
Rashit Safiullin est notre guide dans cette nouvelle Zone, à la Maison d’Ailleurs. Cachée derrière un amoncellement d’objets rouillés, le visiteur découvrira, sans pouvoir y pénétrer, la fameuse «chambre des désirs» reconstituée derrière un portail en ruine. Au-dessus, il pourra voir ses vœux, préalablement recueillis sur un écran tactile, s’afficher sur un nuage. D’autres moments du film sont évoqués par des installations produites par la HEIG-VD (Haute Ecole d’ingénierie et de gestion du canton de Vaud): par exemple, on peut expérimenter ses dons de télékinésie, ou plonger dans «le puit sans fond».
Pinceau à la main, l’artiste donne une dernière couche de vernis à un plâtre qui imite du béton démoli par l’impact d’un obus. Il aimerait savoir ce qu’on en pense. Il n’a plus travaillé pour le cinéma après Stalker, expérience fondatrice mais éprouvante (il a attendu 2004 pour refaire une incursion dans le septième art, pour le film Harvest Time). Stalker est maudit parce qu’il est mort-né. Après une année de travail, les pellicules du film ont été ruinées au développement. Pour le scénographe, c’est un acte de sabotage. Tarkovski tournera son œuvre une seconde fois, obligeant son équipe à faire des miracles avec trois bouts de ficelles.
Entre la première et la seconde version, le cinéaste s’est inspiré de la personnalité du jeune Safiullin pour infléchir, petit à petit, la figure de son Stalker. Il l’a rendu plus fragile, plus humain. «Tarkovski nous a amenés dans une zone parallèle, où s’accomplissaient ses désirs, se souvient le scénographe. Il avait besoin d’un homme fidèle comme un chien. C’était moi. Il me demandait simplement: j’aimerais que cette façade ait la texture d’un papier jauni et brûlé. Et je me mettais au travail. Il me faisait confiance, c’était une collaboration merveilleuse.» Mais le jeune homme d’alors préfère devenir son propre maître et quitte le cinéma. Tarkovski le traite de «fou».
Postapocalyptique à tous les étages. Pour l’occasion, les autres espaces de la Maison d’Ailleurs se mettent au diapason du postapocalyptique. Marc Atallah, son directeur, nous convie à une mise en perspective historique et esthétique qui traverse les XIXe et XXIe siècles, puisant dans le fonds, unique, du musée. Il inaugure également une collection de petits essais collectifs, liés aux thématiques des expositions, chez l’éditeur ActuSF. «Pourquoi l’esprit humain invente-t-il des zones, de façon si récurrente, dans tant de romans et tant de films?, s’interroge le directeur. Chaque fois que l’on craint une catastrophe, qu’elle soit nucléaire dans les années 60-70, ou écologique aujourd’hui, nous avons besoin de la rendre intelligible, en la rêvant, en la poétisant. C’est ce qu’a fait Tarkovski.» Préfigurant, en quelque sorte, la catastrophe de Tchernobyl, sept ans plus tard.
«Stalker, expérimenter la Zone». Yverdon, Maison d’Ailleurs. Jusqu’au 2 mars 2014. www.ailleurs.ch