Interviews complémentaires disponibles sur le blog de la rédaction: «Arles et ses mécènes suisses»
ÉCONOMIE CULTURELLE. Maja Hoffmann crée un centre d’art à 100 millions d’euros; son père Luc soutient l’ouverture d’un nouveau musée Van Gogh. De quoi susciter un «effet Bilbao» dans la petite ville provençale. Non sans réticences locales.
Il existe une «rue des Suisses» en Arles, en souvenir de deux frères helvètes qui avaient ouvert, au début du XIXe siècle, le premier café de la petite ville des Bouches-du-Rhône. Le café a depuis longtemps disparu. Les discussions y étaient, paraît-il, animées. Comme l’Histoire aime fonctionner en boucle, voilà que deux siècles plus tard, ce sont à nouveau des Suisses qui alimentent les palabres dans les cafés arlésiens. En l’occurrence une famille bâloise, les Hoffmann, héritière du géant pharmaceutique Roche. Petit-fils du fondateur de la société, Luc Hoffmann, 90 ans aujourd’hui, s’est installé en 1947 en Camargue. Ce docteur en biologie, cofondateur du WWF, a grandement contribué à protéger la zone humide, notamment des griffes des spéculateurs. Sa fille, Maja Hoffmann, est allée à l’école en Arles. Elle est aujourd’hui l’une des mécènes les plus influentes du monde de l’art, mettant sa fortune considérable au service de sa propre fondation Luma et d’institutions muséales à Zurich, Bâle ou New York. Pointue, Maja Hoffmann aime soutenir la création, la transmission et la recherche artistiques. L’une de ses dernières initiatives est Pool, une formation de curateurs internationaux d’expositions qui s’est ouverte au centre d’art Löwenbräu de Zurich (L’Hebdo du 11 juillet).
Maja Hoffmann reste attachée à Arles, sa ville d’enfance. Une cité-patrimoine mondial de l’humanité, riche en vestiges antiques, superbe, lumineuse. Mais une ville pauvre, ouvrière, qui a manqué faire faillite en 1995 et connaît toujours un chômage de 15%. Beaucoup d’industries ont fermé ou sont parties. Comme la SNCF, dont les ateliers couvraient dix hectares au sud d’Arles et employaient plus de mille personnes. C’est désormais une friche à l’abandon, utilisée une fois l’an par le festival photo des Rencontres d’Arles.
La mécène suisse veut redonner vie au lieu en y créant une grande cité de l’art. Le projet interdisciplinaire du Parc des Ateliers comprendra une tour de 56 mètres dessinée par Frank Gehry, l’architecte du Guggenheim de Bilbao. Les ex-halles SNCF seront réhabilitées pour y recevoir des expositions, des ateliers. La tour elle-même accueillera des expositions temporaires, des pièces de la collection d’art des Hoffmann, des résidences pour artistes, les archives de la fondation Luma, une bibliothèque, un cinéma ou encore, tout en haut, un restaurant qui donnera sur la Camargue et au loin la grande bleue. Un vaste espace vert sera aménagé autour de la tour de Gehry, habillée d’aluminium. Coût? Cent millions d’euros, assumés par la fondation zurichoise Luma. C’est le plus grand projet du genre en Europe. Remanié après plusieurs oppositions, le projet a reçu son permis de construire début juillet. Le feu vert administratif, qui permettra l’achat de six hectares par la fondation Luma, devrait survenir début octobre. Le Parc des Ateliers devrait être achevé en 2017.
Un écrin pour Van Gogh. Dans le même temps, Luc Hoffmann finance pour 11 millions d’euros la rénovation du plus bel hôtel particulier d’Arles, qui abritait naguère la Banque de France. La demeure du XVe siècle sera, sur quatre étages et 2400 m2, le nouvel écrin de la Fondation Van Gogh. Celle-ci a longtemps vivoté à l’ombre des arènes d’Arles. Relancée par la famille Hoffmann, elle ouvrira en avril prochain. La fondation a passé un accord avec le Musée van Gogh d’Amsterdam pour le prêt d’œuvres du «fada», lequel a peint une trentaine de toiles sur place, entre 1888 et 1889. Là aussi, le projet est ambitieux. Il sera dirigé par une sommité, la Zurichoise Bice Curiger, curatrice pendant vingt ans du Kunsthaus, directrice de la Biennale d’art de Venise en 2011.
Les expositions feront dialoguer l’œuvre de Van Gogh avec l’art contemporain. «Van Gogh est un monument de l’art des XIXe et XXe siècles si intéressant. Notamment par la manière dont la culture de masse s’est approprié ce peintre. Son œuvre reste belle, vivante. Elle pose des questions actuelles. Il m’intéressera de montrer son influence sur d’autres créateurs», note Bice Curiger.
Il sera piquant de voir, à terme, quelle institution portée par les Hoffmann attirera le plus de monde en Arles. Quelques-uns, sur place, parient sur la Fondation Van Gogh, tant le renom de l’artiste, qui était méprisé en Arles lorsqu’il y (sur) vivait, est aujourd’hui gigantesque. L’important, ici, est la relance possible d’une ville fragile de 55 000 habitants grâce à une nouvelle économie culturelle. Tout le monde espère un «effet Bilbao», c’est-à-dire la création en Arles de centaines d’emplois directs, de milliers d’emplois indirects, et le doublement du nombre de touristes (presque un million par an pour l’instant). Les visiteurs sont aussi espérés en hiver, habituelle saison morte pour le tourisme arlésien.
Le Parc des Ateliers, la Fondation Van Gogh, la directrice zurichoise de celle-ci, les artistes suisses qui contribuent aux deux projets, les hôtels que possède Maja Hoffmann en ville, cela commence à faire beaucoup de présence confédérale en terre arlésienne. «Arles vendue aux labos!», s’offusquait cet été une affichette sur un mur de la place du Forum. En Arles, les bobos parisiens ne sont pas toujours les bienvenus, alors les Suisses milliardaires…
Maja Hoffmann ne s’en offusque pas: «Comme partout et dans tous les domaines, il y aura toujours des esprits réticents face à l’évolution et au progrès. Le plus important est de ne pas perdre l’idée de départ. En Arles, je suis à la fois enfant du pays et Suissesse. Cela n’a jamais suscité de handicap. Il n’y a pas de raison que cela en devienne un à présent.»
Le maire communiste, Hervé Schiavetti, n’est-il pas gêné de travailler avec le grand capital? «Luc Hoffmann est arrivé à Arles en 1947. Ses enfants sont allés à l’école au village de Sambuc et à Arles. Ils ne sont pas des étrangers pour les Arlésiens. Les projets de protection de la Camargue, puis les projets portés par la famille Hoffmann vont dans le sens du développement économique et humain d’Arles. Au nom d’une représentation idéologique, je devrais m’y opposer? Ce n’est pas ma conception de la politique et de l’intérêt général. Au contraire, je fais le maximum pour que public et privé se comprennent et travaillent ensemble», relève Hervé Schiavetti.
Les partenariats privé-public ne sont toutefois pas sans danger lorsqu’un mécène est puissant, et surtout seul à bord. C’est ce qui se passe à Los Angeles dans l’art contemporain, où le richissime philanthrope Eli Broad a déstabilisé les finances, fonds et missions des musées locaux en ne faisant qu’à sa tête, allant jusqu’à créer sa propre institution. En Arles, la dynamique amorcée par Maja Hoffmann perturbe les Rencontres, le plus ancien et important festival de photo au monde. Jusqu’ici, la manifestation se déroulait pour bonne moitié dans les ateliers mécaniques, qui avaient été (un peu) restaurés à cet effet. Mais ces milliers de mètres carrés ne seront pas ou partiellement utilisables ces prochaines années, pour cause de travaux. François Hébel, directeur des Rencontres, s’estime trahi par Maja Hoffmann, par ailleurs mécène depuis longtemps du festival: «Les Hoffmann ont fait beaucoup de bien à la nature et à la culture d’Arles. Mais ici, il y a maldonne. On m’ôte un outil de travail que j’ai été le premier à investir avec de la culture, alors qu’il n’intéressait personne à l’époque. Je n’ai pas envie de me battre contre les bulldozers qui vont bientôt prendre possession des lieux.»
Maja Hoffmann voit plus loin. Selon elle, le Parc des Ateliers est une «institution du XXIe siècle. C’est-à-dire un centre de production, au sens propre comme au figuré, d’art, d’expositions et d’idées. Nous tentons de développer un lieu inédit qui favorisera le développement de la création et inscrira la ville et la région dans le circuit international des amateurs d’art et de culture.»
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