Critique.«L’infinie comédie», monument littéraire de l’auteur américain suicidé en 2008, paraît enfin en français. Un livre culte, caustique et profondément mélancolique.
A quoi ressemblera l’Amérique en 2015? C’est la question que posait ce roman-fleuve, L’infinie comédie, 1487 pages au compteur, écrit en 1996 mais traduit seulement aujourd’hui en français. Trois trames narratives s’y entrelacent: la vie d’une académie de tennis en Arizona, celle d’un centre de réinsertion pour anciens toxicomanes et, enfin, la quête d’un film, L’infinie comédie, qui provoque tellement de plaisir que ses spectateurs s’oublient et meurent, film par ailleurs activement recherché par des séparatistes canadiens en fauteuil roulant. Nous sommes dans l’ultraconsommation et les hommes ne vivent plus qu’à travers la télévision. Les personnages, accros à toutes sortes de substances, cherchent à oublier leur solitude.
La bienveillance contre l’ironie
Le roman est devenu culte aux Etats-Unis dès sa parution. Certains parlent de monument littéraire. D’autres, comme l’écrivain Bret Easton Ellis, crient à l’imposture. Peut-être par jalousie? Ce texte faussement déstructuré est à l’image de l’un de ses héros, le jeune tennisman Hal Incandenza: «un athlète danseur, joueur». Bref, c’est un texte de poète. Son écriture rebondit comme une balle de tennis, mais reste tenue, d’un bout à l’autre, dans un seul geste d’une grande cohérence. Le style est fluide, l’action ralentie, décomposée, l’auteur décrivant avec une grande précision les corps, leur position dans l’espace, la qualité de la lumière. Pas dans un but décoratif: tout cela est essentiel, il s’agit de dire ce que cela fait d’être vivant. Nous sommes seuls à vivre et à mourir, nous dit l’auteur. Nous regardons la télévision pour nous noyer dans une illusion de présence…
Wallace est méticuleux, presque scientifique (voir les longues annexes du roman, qui reproduisent des listes imaginaires, en rapport avec la vie de ses personnages), mais toujours empathique. Ses images sont drôles, prosaïques, humaines, désespérées: «Ma poitrine tambourine comme un sèche-linge avec des godasses dedans», témoigne Hal Incandenza. Le père du jeune homme, lui, se suicidera en mettant sa tête dans un micro-ondes. Oui, nous sommes dans l’incandescence triste – c’est le réveil d’une jeunesse qui a fini de rire et de se moquer de tout. Les visages sont figés dans des rictus extatiques, une crise de panique. Les yeux écarquillés ne peuvent se fermer, on a cousu leurs paupières. Ils sont condamnés à voir.
Peu après avoir publié ce texte, fêté par la critique, comparé aux œuvres de James Joyce, l’auteur, psychotique, se suicidera. «La gloire ne libère d’aucune cage», peut-on lire à la page 541. Dans ce «monument» simple d’accès, limpide, le lecteur se sentira accueilli, parmi les siens, au cœur de l’infinie comédie humaine.
«L’infinie comédie». De David Foster Wallace. Ed. de l’Olivier, 1487 p.
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