Analyse. En attribuant un prix à des écrivains autoédités, Amazon laisse croire que des lendemains chantent pour des milliers d’auteurs refusés par les éditeurs traditionnels. Président de Labor et Fides et des éditeurs et libraires de Genève, Garbriel de Montmollin avertit que les élus de l’autoédition sont rares.
Gabriel de Montmollin
L’autoédition est-elle l’avenir du livre? L’attribution du premier prix Amazon France 2015 pour ce type de publication un mois avant le Goncourt et le Femina est un clin d’œil qui n’aura pas échappé aux observateurs d’un domaine en forte mutation. Le battage médiatique entourant l’événement laisse penser qu’un basculement industriel s’annonce au détriment des métiers traditionnels de l’édition. Interrogé sur le plateau de BFM Business à l’occasion du prix le 6 octobre dernier, Eric Bergaglia, responsable du Kindle Direct Publishing chez Amazon, annonce des chiffres impressionnants. Des centaines de milliers d’auteurs lui confieraient chaque année leur manuscrit pour une conversion en format e-pub et un hébergement sur ses plateformes numériques. D’après lui, 3 millions de Français seraient prêts à s’autoéditer selon cette formule qui donne de nouvelles chances à des manuscrits refusés. Avec quelle fortune?
Autopromotion
La lauréate du prix 2015 a gagné 40 000 euros de droits d’auteur depuis la sortie en mars 2015 de Fidèle au poste, son thriller psychologique, vendu à 2 euros 99 sur Amazon. Avec 20 000 téléchargements, Amélie Antoine n’en revient toujours pas, d’autant que la récompense de 5000 euros s’accompagne d’une promotion de son livre en première page de la plateforme amazon.fr, visitée, précise Eric Bergaglia, par… 17 millions de personnes chaque mois.
Mais pour en arriver là, rien n’a été automatique. Amélie Antoine s’est démenée comme une éditrice pour faire connaître son livre après avoir confié son manuscrit et sa couverture à Amazon. Pour vendre son histoire d’un jeune veuf intrigué par la ressemblance de sa nouvelle compagne avec sa femme décédée, elle a utilisé toutes les ressources possibles des réseaux sociaux, informé largement tous ses amis et distribué des marque-pages vantant son livre à la gare de Lille, où elle vit, et les insérant dans des livres semblables aux siens dans les bibliothèques de sa ville. Avis aux autoédités: se faire booster par Amazon après lui avoir confié son écrit exige qu’on se bouge encore davantage que dans l’édition normale.
Car si Amazon vous intègre dans son top 100 des meilleures ventes d’e-pub, c’est bien entendu parce que votre livre autoédité s’est fait remarquer par des premiers scores prometteurs et des commentaires élogieux laissés sur son site. Ce n’est pas parce que Amazon croit en votre livre qu’il va le pousser, car personne n’y lit les textes avant parution, ce rôle étant délibérément confié au client dont l’acte de télécharger ou pas un livre aura valeur de critique littéraire. Seule petite entorse à cette suppression des intermédiaires entre l’auteur et le lecteur, l’affectation avant publication d’un algorithme secret à tous les textes reçus afin de repérer les mots sensibles pouvant suggérer des contenus «contraires à la bienséance», explique Eric Bergaglia. Dans ce cas, le texte sera lu et éventuellement sorti du logiciel. La bienséance prohiberait-elle autre chose que la diffamation ou l’incitation à la haine raciale? Le terme a comme un relent de morale puritaine.
Si Amazon parie sur les vertus économiques de l’autoédition, ce n’est pas forcément pour ses retombées directes. Aujourd’hui, les ventes d’e-pub dans les pays francophones représentent à peine 4% du marché du livre et les 20 000 exemplaires vendus par Amélie Antoine côtoient dans le top 100 des meilleurs scores une majorité de livres numériques issus de l’édition classique. Comparée aux centaines de milliers de manuscrits autoédités, la proportion des succès est donc infinitésimale, et on peut s’étonner dans un premier temps des efforts consentis par la société américaine pour des rentabilités aussi basses (sans parler ici des prix de vente très en dessous de l’édition traditionnelle et des droits d’auteur pouvant aller jusqu’à 70%). En fait, ce qui doit surtout l’intéresser, en tout cas pour l’instant, c’est le nombre très important de petites communautés mobilisées sur chaque livre autoédité qui, s’agrégeant ainsi à sa plateforme, lui confie leurs goûts et leurs logiques d’achat, un précieux sésame pour les stratégies de la plateforme américaine.
Offre pléthorique
L’autoédition laisse croire que des lendemains chantent pour des milliers, voire des dizaines de milliers d’auteurs refusés par les éditeurs traditionnels. Or, vérité dérangeante mais sur laquelle tombe d’accord l’essentiel de la profession sans toujours l’avouer, la production éditoriale classique est déjà beaucoup trop importante aujourd’hui. La taille du lectorat actuel est sans proportion avec une offre littéraire pléthorique où la qualité moyenne des publications se dilue, faute de prescripteurs suffisamment formés ou disposant du temps nécessaire pour éditer de bons textes.
Les métiers du livre peuvent être assimilés à autant d’instances de critique littéraire successives entre l’auteur et le lecteur. L’éditeur et le libraire fonctionnent comme lecteurs «professionnels» des textes en se mettant à la place du client contemporain, réfléchissant à ses goûts, ses habitudes de lecture et, surtout, à ce qu’il aimera découvrir dans un livre qu’il ne connaît pas déjà. Il est certain que des projets refusés par des éditeurs méritent d’être publiés, et que l’autoédition numérique permet de réparer l’une ou l’autre injustice culturelle à moindres frais, puisque le coût de cette formule fait l’économie des dépenses de fabrication et de stockage des livres.
Mais, de nouveau, les élus de l’autoédition sont rares. Amazon nous fait croire que les gagnants de cette loterie sont aussi nombreux que ceux qui ont acheté leur billet. Un procédé qui fait la fortune certaine de tous les organisateurs de jeux de hasard.
L’auteur
Gabriel de Montmollin
Né à Neuchâtel il y a cinquante-six ans, théologien, journaliste, éditeur, délégué humanitaire, président du Cercle de la librairie et de l’édition de Genève, président des Editions Labor et Fides après les avoir dirigées pendant vingt ans.