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René Prêtre et Henning Mankell, une soirée à Maputo

Jeudi, 15 Octobre, 2015 - 05:58

René Prêtre

Henning Mankell, je le connaissais par quelques-uns de ses livres – dont le bouleversant Comédia infantil – et savais qu’il consacrait bien de son temps à sa compagnie de théâtre au Mozambique. Aussi, quand il apparut dans l’avion qui nous emmenait de Johannesburg à Maputo, lors de notre mission 2013, j’eus l’impression d’un visage familier. Le hasard voulut que seule l’allée centrale sépare nos sièges.

C’est lui qui me lança au milieu du vol un «On vacation?» Je rétorquai que je venais, avec une petite équipe, opérer des enfants malades du cœur. Cette triade «chirurgie-cœur-enfant» procède de la magie et déclenche inévitablement de l’intérêt. Avec Henning, cet homme curieux et profondément humaniste, ce fut encore plus intense: la discussion fut suspendue à regret à l’arrêt des réacteurs.

Je l’avais invité à venir nous rendre visite à l’institut, mais il avait à faire hors la ville. Il me contacta à son retour – le jour de notre départ – et vint me soustraire au rangement du matériel pour m’emmener sur une terrasse surplombant l’océan. Habitué du coin, il commanda un vin sud-africain et notre conversation reprit.

Je me sentais bien en sa compagnie, avec ce brin d’euphorie que la délivrance des tensions graves induit: nos opérations – et beaucoup avaient été particulièrement difficiles – s’étaient toutes bien déroulées. Il me relança d’abord sur nos choix quant aux enfants à opérer, leur futur, la situation de leurs parents, leurs réactions, puis nous déviâmes sur les exploits du cœur. Ses prouesses mécaniques – les quantités de sang brassé – le fascinaient autant que son rôle: celui de maintenir «l’électricité du corps, cette lumière qui, si elle s’éteint, ne se rallume plus». Et mes «Sais-tu, Henning, le cœur, ou cette masse encore informe qui le composera, commence à bouger vers le 28e jour et deux à trois jours après apparaissent les premiers battements» et d’autres tirades l’émerveillaient.

Il fallut un certain temps pour que la discussion prenne la tangente et s’élargisse sur lui. C’est alors qu’il me parla de ses années bohèmes à Paris – il n’était qu’un adolescent –, de ses écrits, de ses convictions, de ses combats. Et aussi du Teatro Avenida, ici, à Maputo, qui survivait depuis vingt ans grâce à ses efforts. Il m’étonna tant par sa tolérance, son ouverture d’esprit que par son intransigeance dans ses croisades pour le bien général ou pour une meilleure justice. Il me confia encore que son prochain ouvrage aurait comme toile de fond le risque nucléaire avec «ces déchets que nous léguons à nos enfants pour des siècles à venir».

Avant de le quitter, je lui avais lâché, sous une boutade feinte: «Henning, nous devrions écrire un polar ensemble, relancer le commissaire Wallander. L’histoire d’un chirurgien cardiaque véreux qui réaliserait une opération de telle manière qu’elle détruit brutalement, quelques mois plus tard, le myocarde de son patient et cela pour ravir un autre cœur, celui de sa compagne. On aurait tout dans cette intrigue, et Kurt pourrait broder sur les deux moitiés du cœur, la pompe et les sentiments.» Nous avions bien rigolé.

Quelques mois après mon retour, j’apprenais par les journaux la découverte de sa terrible maladie. Il répondit à mon mail en m’assurant qu’il allait se battre. L’année suivante, il me prévint qu’il avait inclus notre entretien de Maputo dans son livre en cours, lequel n’était plus l’ouvrage annoncé mais un témoignage et une réflexion sur sa vie, sur la vie. Cet été, soudain plus grave, il m’informait que son traitement l’avait beaucoup ébranlé et qu’il se sentait faible. Fin septembre, je profitai de la sortie de la version française de son livre pour le remercier encore et lui souhaiter – un peu anxieux – force et courage. Il n’y eut pas de réponse.

Lundi 5 octobre, plusieurs SMS m’apprirent qu’il n’y aurait plus de nouvel épisode pour le commissaire Wallander.


Henning Mankell

«En 2013, par une journée inhabituellement fraîche à Maputo, je partage un repas avec un médecin venu de Suisse. Il s’appelle René, il a la cinquantaine et depuis le début de sa carrière il a opéré du cœur quatre mille enfants. C’est un homme calme, discret. Ce matin-là, il a pratiqué une intervention de trois heures sur un blue baby qui, sans lui, serait décédé sinon tout de suite, du moins avant l’âge de 5 ans.

Je lui demande quel effet ça lui fait de se rendre chaque jour au travail pour sauver, littéralement, des petits qui sans lui n’auraient jamais la possibilité de grandir et de s’étonner de ce que la vie a en réserve. Un brin hésitant, il répond que c’est naturellement une grande joie. Mais qu’il se contente de faire son travail, comme tout le monde.

(…) Malgré sa fatigue, notre conversation se prolonge. Avec son équipe volante d’infirmières spécialisées, il vient de pratiquer quatorze interventions en huit jours. Il doit rentrer à Lausanne ce soir. Dans deux jours, il reprend le travail dans son hôpital habituel.

(…) Soudain il se met à évoquer son amour pour le cœur. A mes oreilles, son discours a des accents lyriques. En réalité, il est très factuel.

Le cœur est un muscle. Rien d’autre. Comme n’importe quel autre muscle, par exemple de la cuisse ou du dos, il a une fonction précise. La sienne est de pomper le sang.

René enchaîne sur les secrets du cœur. Un sujet fascinant dont j’ignore tout.

(…) Après son intense semaine de travail, René se détend en sirotant un verre de vin. Il sourit, l’air bienveillant. Le cœur est un muscle qui l’amuse et auquel il pense chaque jour. Son cœur, mon cœur, ton cœur. Je ne serais pas étonné qu’il ait calculé le nombre de battements de cœur dans le monde en l’espace d’une minute ou d’une heure. Pour une personne qui aurait vécu quatre-vingts ans, une rapide estimation donne un résultat à douze chiffres.

(…) Que le cœur soit devenu le symbole et l’étendard de tant de choses, depuis le patriotisme jusqu’à l’amour brûlant, n’a pas de quoi le surprendre. Il parle de ce «cœur merveilleux», cette «unité de mesure de la vie», ce «tic-tac horloger» qui persiste, y compris dans les circonstances les plus éprouvantes, famine, terreur, difficultés extrêmes, de la manière la plus fidèle qui soit, avant d’être contraint d’abandonner la partie.

Le cœur est un serviteur loyal.

Le cœur est la mesure de l’amour. Dans la passion, le rythme des battements s’accélère et les joues rosissent.

Le cœur est ce que vise le peloton d’exécution. (…) Dans les temps anciens (…), on mangeait le cœur de son ennemi pour incorporer la force qui avait été la sienne de son vivant.

(…) René s’apprête à retourner à l’hôpital pour rassembler ses instruments et prendre congé de ses collègues mozambicains. Il sera bientôt de retour – dès qu’il aura réuni de quoi financer une nouvelle série d’opérations. Avant de le quitter, je lui demande à quoi ressemblera le cœur humain dans un million d’années. Aura-t-il évolué?

Il ne le pense pas. Le cœur est la pompe parfaite. Chaque cœur humain, au cours d’une vie, pompe autant de sang que les chutes Victoria déversent d’eau en l’espace d’une seconde. D’autres muscles au contraire évolueront sûrement sur une longue durée. La généralisation du mode de vie sédentaire y contribuera.

«Dans cent mille ans?

– Dans cent mille ans, si ce restaurant est toujours là, clients et serveurs seront identiques à nous, sous leur enveloppe de peau. Cent mille ans, c’est très court.»

Après son départ, ces dernières paroles résonnent encore à mes oreilles.

«Cent mille ans, c’est très court.»

Extrait de «Sable mouvant». Chapitre 59, «Le vingt-huitième jour». Seuil, 356 p.

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Gaetan Bally Keystone / Ulf Andersen Getty Images
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