Epoque. Pour comprendre l’origine du mal, trois écrivains se glissent dans la tête d’une banlieusarde barbare, d’un gamin normand passé au djihad en Syrie et de l’assassin de Lennon.
Qu’est-ce qui pousse une ado parisienne à draguer un garçon en sachant qu’elle sert d’appât, à assister à son enlèvement par la bande à laquelle elle appartient, à sa torture durant trois jours, puis à son meurtre, sans rien dire? Qu’est-ce qui pousse un ado boutonneux et banal de Normandie à partir faire du commerce douteux au Mali puis à se retrouver dans une forteresse djihadiste en Syrie à égorger du chrétien avec un couteau devant une caméra? Qu’est-ce qui a poussé Mark David Chapman, 25 ans, ex-gamin obèse qui s’inventait des amis imaginaires, à assassiner John Lennon devant chez lui un soir de décembre 1980?
Le mal, surtout lorsqu’il s’incarne dans de jeunes Occidentaux que rien ne prédisposait à tel destin, fascine. Pour saint Thomas d’Aquin, «des créatures faillibles doivent bien défaillir quelquefois». Voltaire écrivait dans son Dictionnaire philosophique en 1767 que «la question du bien et du mal demeure un chaos indébrouillable pour ceux qui cherchent de bonne foi; c’est un jeu d’esprit pour ceux qui disputent: ils sont des forçats qui jouent avec leurs chaînes».
Les trois jeunes romanciers français qui s’emparent cet automne d’icônes du mal absolu seront plutôt d’accord avec le philosophe Gabriel Marcel, qui nous presse d’«admettre qu’il n’y a pas exactement un problème du mal, qui impliquerait la possibilité d’une solution, mais un mystère du mal».
Gang des barbares
Inspirée par l’affaire du gang des barbares ayant mené à la mort d’Ilan Halimi en 2006, et plus particulièrement par la figure de Sorour Arbabzadeh, jeune fille d’origine iranienne ayant servi d’appât, la blogueuse française Astrid Manfredi livre un premier roman coup de poing. La petite barbare nous emmène dans la cellule où celle que ses codétenues appellent «la barbare» végète en attendant sa libération. Le récit navigue entre l’attente du dehors, les rendez-vous avec le psychiatre et ceux avec le directeur trop facile à séduire, et, par flash-back, le récit des années d’enfance et d’adolescence qui ont permis cette sauvagerie.
Le «petit Français» de Julien Suaudeau, vaguement paumé, amoureux rejeté, se métamorphose en quelques mois en un monstre sanguinaire indifférent. Difficile d’être davantage en phase avec les préoccupations des pays occidentaux qui voient partir jeunes hommes et femmes, musulmans ou non, rejoindre Daech. Le Français est une tentative d’apprivoisement d’une vérité inaudible: la frustration affective, le malheur social mènent à tout. Nos sociétés nourrissent des monstres en leur sein, estime Suaudeau, qui trouvent dans le terrorisme islamiste une forme d’expression extrême de leurs névroses.
Interpellant, trop rapide dans sa narration pour être absolument convaincant, Le Français fait parler son héros, tout comme La petite barbare, à la première personne du singulier. C’est ce qui rend ces deux projets littéraires attachants malgré la noirceur des sujets: ce voyage intérieur dans la tête, la mémoire, les émotions, l’intimité du gosse d’Evreux et de la banlieusarde méprisante laissent tout sauf indifférent. L’espace d’une lecture, d’un «je», nous sommes «eux», nous pourrions être «eux».
Quant aux Enfants de chœur de l’Amérique, soit les destins croisés de Mark David Chapman, assassin de Lennon, et de John Hinckley, assassin manqué de Reagan, racontés avec une fascination d’entomologiste par Héloïse Guay de Bellissen, c’est aussi parce que «ce monde est juste bon à se flinguer», qu’il fallait «fermer sa gueule sur ce qu’on ressentait», que «pour une fois» ils ont fait en sorte qu’on les «écoute».
Embrassant à pleine bouche l’ambiguïté de leur sujet, les trois romanciers ne nous rendent pas leurs héros sympathiques pour autant. Mais convergent vers une même source noire: l’enfance malmenée, les parents absents, le manque de perspectives d’avenir, le rejet par la société. Si la petite barbare fait la pute et regarde Halimi mourir, c’est par «haine»: «La mienne, celle des miens, celle de tous ces gens qui crèvent d’ennui dans des endroits à la lisière de nulle part et qui réclament leur part du gâteau. (…) Une place au soleil, ça n’a pas de prix.» Tout comme le Français, qui ne voit pas «pourquoi il aurait dû rester à Evreux, malheureux mortel, pauvre d’argent et d’amour», qui ne voulait pas «finir comme Maman, prostrée jusqu’à la fin devant le même coin de table». «Vous attendez les barbares? écrit-il à son père. Nous arrivons. (…) Vous avez la bouche pleine de vos grands principes, vos belles valeurs (…). Mais vous n’avez pas compris. Nous sommes vous. Moi, le Français, tous ceux dont vous avez fait des coupeurs de gorge plutôt que de nous donner une place en France.»
Facile? Des parents losers, des frustrations inassouvies, des failles affectives béantes justifient l’injustifiable? C’est donc à cause de papa, maman et la société qu’ils ont fait des bêtises? Non. Mais, de fait, ni Suaudeau, ni Manfredi, ni Guay de Bellissen n’ont rien inventé. La réalité les a précédés: c’est bien le plus difficile à admettre.
«La petite barbare». D’Astrid Manfredi. Belfond, 154 p. «Les enfants de chœur de l’Amérique». D’Héloïse Guay de Bellissen. Anne Carrière, 236 p. «Le Français». De Julien Suaudeau. Robert Laffont, 210 p.