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L'inspirateur méconnu de Duchamp

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Jeudi, 17 Septembre, 2015 - 05:57

Enigme. Et si le peintre américano-suisse Eilshemius avait été le guide du père de l’art contemporain? C’est la thèse de l’artiste Stefan Banz, qui consacre une monumentale étude à cet outsider oublié.

Artiste alémanique établi à Cully, à Lavaux, Stefan Banz travaille depuis dix ans sur la figure tutélaire de l’art contemporain, Marcel Duchamp. Rien d’original a priori, tant les œuvres de l’iconoclaste français n’en finissent pas d’être régurgitées dans les musées et les galeries. Mais Stefan Banz inscrit l’exercice d’admiration dans des sillons profonds. Il s’est transformé en enquêteur, notamment pour analyser en détail la dernière grande réalisation de Duchamp, Etant donnés: 1o la chute d’eau 2o le gaz d’éclairage.

La cascade qui sert d’arrière-plan de l’installation – une grande boîte percée de deux trous pour que le spectateur se transforme en voyeur – est inspirée de celle du Forestay, située à quelques centaines de mètres de la maison de Stefan Banz. Sherlock Holmes passionné par l’énigme Duchamp, l’artiste alémanique a glané quantité d’informations qui permettent, désormais, de mieux comprendre la genèse d’Etant donnés.

Il a aussi planté en bas de chez lui la plus petite Kunsthalle du monde, une sorte de cabane à oiseaux arty qui propose des expositions régulières, toujours en hommage au grand Marcel. La KMD (Kunsthalle Marcel Duchamp) vient d’être acquise par le réputé Musée d’art de Wolfsburg, en Allemagne, où elle prendra bientôt place.

Génie givré

Lors de ses recherches obsessionnelles sur Duchamp, Stefan Banz est tombé sur la figure méconnue du peintre américain Louis Michel Eilshemius (1864-1941), un artiste qui était aussi écrivain, poète, inventeur, génie autoproclamé et passablement givré. Mais les nombreux parallèles, convergences et points de contact entre Eilshemius et Duchamp, jamais vraiment explorés, ont persuadé Stefan Banz de consacrer une monographie au peintre new-yorkais. Cela devait être un petit livre. C’est au final une somme colossale de 768 pages, 529 illustrations et d’innombrables appendices. Une folie éditoriale financée par Stefan Banz et ses proches, les autorités et fondations vaudoises ayant refusé de lui donner un rond.

Pourquoi le canton de Vaud? Eilshemius, né dans une famille fortunée, avait un père aux origines allemandes et néerlandaises. Sa mère était une Robert de La Chaux-de-Fonds, sans parenté avec le peintre Léopold Robert, comme les rares biographes d’Eilshemius l’avaient affirmé (Stefan Banz le fin limier prouve dans son livre qu’il s’agit d’une erreur). Grâce à sa mère, Louis Michel Eilshemius a passé une partie de sa jeunesse en Suisse, étudiant à Genève, séjournant souvent à Lausanne. Sa sœur Eugénie avait épousé le riche colonel et marchand de montres Georges Agassiz. Le couple avait une belle propriété dans la capitale vaudoise. Après le décès de son mari, Eugénie a légué à la ville un terrain qui a permis la construction de la tour Bel-Air, ainsi qu’une fantastique collection de 18 000 papillons, confiée au Musée de zoologie.

L’influence de Courbet

Petite ou grande, l’histoire aime les coïncidences. L’origine romande de Louis Michel Eilshemius nous rapproche peu à peu de Marcel Duchamp. Tôt décidé à embrasser une carrière artistique, Eilshemius a d’abord été influencé par des peintres comme le Genevois Alexandre Calame et surtout Gustave Courbet, installé à la fin de sa vie à La Tour-de-Peilz. Dans ses jeunes années lausannoises, Eilshemius aurait pu rencontrer Courbet, sa famille patricienne, à Lausanne, étant de celles qu’aimait convoiter le célèbre peintre réaliste. Courbet avait la passion des chutes d’eau, maintes fois représentées dans ses toiles, un motif qui se retrouvera plus tard dans près de la moitié des compositions d’Eilshemius. Le peintre mégalomane américain, spécule Stefan Banz, aurait pu connaître la chute de Forestay, située en bordure du lac entre Lausanne et Vevey. Comme Marcel Duchamp l’a découverte plus tard, en 1946, à l’occasion de vacances à Lavaux, déclenchant la réalisation de son dernier magnum opus Etant donnés.

L’installation de Duchamp, aujourd’hui conservée au Musée d’art de Philadelphie, comporte une figure féminine nue, jambes ouvertes et contorsionnées. De celles qui peuplaient les tableaux naïfs, exécutés à toute vitesse et presque bruts d’Eilshemius le maudit. En 1917, lors de l’exposition new-yorkaise où il avait en vain proposé son urinoir-readymade, Duchamp était tombé sur un nu d’Eilshemius, peint l’année précédente. Son enthousiasme à la découverte de cette toile avait étonné le monde de l’art new-yorkais. Celui-ci n’avait que mépris pour ce qu’il considérait comme des croûtes prétentieuses. A l’époque, l’artiste solitaire ne vendait rien et organisait ses propres expositions grâce à sa fortune. Il inondait les journaux de lettres foldingues où il clamait haut son génie, aussi bien dans l’art que la science d’obédience Professeur Tournesol.

Pulsion de voyeur

Mais c’est bien Marcel Duchamp et sa mécène Katherine Dreyer qui ont permis plus tard à Eilshemius de sortir de l’anonymat, lui organisant de vraies expositions et lui assurant une petite notoriété avant que le peintre reclus ne retombe dans l’anonymat. Duchamp et Eilshemius partageaient le même intérêt pictural pour les nymphes, les mariées, les chutes d’eau, les procédés illusionnistes – les épais cadres peints chez Eilshemius – qui suggéraient que l’acte de voir une œuvre d’art est une pulsion voyeuriste. Les deux célibataires se considéraient comme des inventeurs et des surdoués sans concurrence. Duchamp n’at-il pas abandonné l’art pour les échecs, persuadé d’être le meilleur joueur du monde?

Ainsi se succèdent, dans l’étude de Stefan Banz, les hypothèses de l’influence d’Eilshemius sur le père tout-puissant de l’art contemporain. Pas de preuves, que des conjectures. Mais celles-ci abondent. Comme la fameuse photo que Duchamp avait commandée à Man Ray, Elevage de poussière (le cliché en noir et blanc de fines poussières sur le grand verre de la Mariée mis à nu par ses célibataires). Duchamp, nous dit Banz, aurait pu être inspiré par ses visites dans l’atelier-mausolée d’Eilshemius, qui avait abandonné la peinture en 1921, et laissé ses centaines de toiles se couvrir d’une épaisse couche de poussière.

Présomptions, supputations, hypothèses, rapprochements, correspondances, hasards… la monographie de Stefan Banz avance au conditionnel dans sa traque du possible inspirateur de Marcel Duchamp, l’intellectuel nonchalant qui a dynamité l’art académique au début du siècle dernier. Mais l’entreprise est si audacieuse, si passionnée, si extrême qu’on dirait presque un ouvrage posthume d’Eilshemius. Ou une œuvre conceptuelle en elle-même, une installation de papier et d’encre réalisée par un artiste en mémoire de deux autres artistes.

«Eilshemius», Stefan Banz, Ed. KMD/JRP Ringier (texte en anglais).
Exposition d’œuvres d’Eilshemius, place d’Armes 1, Cully, jusqu’au 4 octobre. Ve-sa de 15 h à 19 h.

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Courtesy Michael Rosenfeld Gallery, New York.
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