Miguel Gomes. En s’inspirant de la réalité de son pays pour naviguer entre documentaire et fiction, le Portugais signe avec «Les mille et une nuits» un triptyque d’une folle audace.
Voilà sans conteste la proposition de cinéma la plus forte de l’année. On la doit au Portugais Miguel Gomes, auteur il y a trois ans de Tabou, un film d’une stupéfiante beauté tourné sur pellicule noir et blanc et composé dans sa deuxième partie d’un long flash-back muet tourné au Mozambique. Cette proposition, qui rompt avec la monotonie des œuvres souvent ternes qui semaine après semaine squattent les écrans des multiplexes, s’intitule Les mille et une nuits, soit un film de plus de six heures divisé en trois parties distinctes, ou plus précisément trois volumes.
A l’heure où le premier, sous-titré L’inquiet, bénéfice d’une belle sortie dans plusieurs salles indépendantes romandes, espérons qu’il aura la visibilité qu’il mérite. Car dès ses premières minutes, il captive. Un long travelling nous montre des hommes debout sur les quais d’un chantier naval. Ils ont les épaules tombantes, la mélancolie évidente, le regard perdu dans le lointain, entre un passé révolu et un avenir incertain. En voix off, certains se souviennent que jadis, «on aurait dit une fourmilière géante, c’était incroyable». Jadis, c’est avant la crise, avant les mesures d’austérité. C’est alors qu’apparaît à l’écran le réalisateur lui-même. Gomes est attablé, accablé lui aussi. «Mon travail consiste à réaliser des films. J’ai conscience que c’est un privilège de pouvoir faire quelque chose qui me rend heureux», dit-il en avouant qu’il ne peut néanmoins se départir d’une certaine angoisse.
Quand le réalisateur prend la fuite
Car voilà, il y a cette crise, ce pays qui se désagrège, cette société qui ne rit plus. Impossible de faire un film sans parler de ces centaines d’ouvriers licenciés, impossible de ne pas envisager le cinéma comme reflet du monde. Gomes en est conscient. C’est alors qu’un autre événement l’interpelle: une invasion de guêpes asiatiques qui menace la production de miel locale. C’en est trop, il panique et prend la fuite. Ses techniciens tentent de le poursuivre, mais le voilà qui quitte le champ de son propre film. Situation à la fois burlesque et tragique. Comment filmer la réalité, s’en inspirer pour tenter de la transcender dans un geste artistique fort? C’est à cette question que va répondre, de la plus belle des façons, Les mille et une nuits.
Après une vingtaine de minutes consacrées aux guêpes tueuses et au chantier naval condamné, Gomes se retrouve enterré dans le sable avec son preneur de son et sa scripte. Son équipe lui reproche de les empêcher de travailler. Le voilà qui décide alors de raconter une histoire, et de convoquer la figure de Shéhérazade. Et le film d’afficher son titre, enfin, tout en indiquant qu’il n’est pas une adaptation du fameux recueil de contes arabes, mais qu’il ne fait qu’en reprendre la structure. Avec cette précision: chacune des histoires qui vont nous être contées est inspirée de faits réels survenus au Portugal entre août 2013 et juillet 2014.
Ces puissants qui bandent mou
Gomes a envoyé des journalistes recueillir des faits divers à travers tout le pays. Sur les cinq cents qu’il a reçus, une centaine ont fait l’objet de recherches plus poussées, une dizaine seulement se retrouvent dans les trois volumes du film. Dans L’inquiet, tout commence par une fable cocasse qui dit en substance que les puissants de l’économie européenne, ceux qui veulent sauver le Portugal, bandent mou.
Il sera ensuite question d’un coq coqueriquant trop tôt le matin, avant que le film ne se conclue sur le récit de trois «magnifiques», trois victimes collatérales de cette crise qui sous-tend tout le projet de Gomes. Trois hommes qui racontent leur parcours professionnel et closent ce premier volume des Mille et une nuits comme il s’est ouvert, sur une touche documentaire d’une force incroyable. Un peu comme si Jean-Luc Godard, Raymond Depardon et Raoul Ruiz filmaient à six mains.
Avant-premières en présence de Miguel Gomes le 10 sept. à La Chaux-de-Fonds et Neuchâtel, le 11 à Genève, le 12 à Morges et à Pully, le 13 à Fribourg et Sainte-Croix. Sortie du volume 2 le 30 sept. et du volume 3 le 21 oct.