Thriller. Avec «Lontano», Jean-Christophe Grangé ose enfin affronter ses fantômes familiaux. Et livre un roman magistral qui se termine à... Verbier.
Chez Jean-Christophe Grangé, avenue du Bourdonnais, pas besoin de se lever du canapé pour voir la tour Eiffel. Normal, elle est à 200 mètres à vol d’oiseau. Il se pose par terre devant son canapé blanc et sa table basse, pieds nus. Du coup, nous aussi. C’est qu’on vit zen chez le plus grand auteur de thrillers français, le seul à s’être fait un nom dans les pays anglo-saxons, en couple avec une actrice (et mannequin) japonaise – «Vous ne l’avez pas vue dans la pub Kenzo?» – après avoir été en couple avec une Japonaise (un mannequin) qui désormais «fait dans la pension alimentaire» et, longtemps avant, une journaliste française.
Le bébé piaille, la maman dort, la nounou latino est sur le départ. Du coup, le bébé se retrouve dans les bras du papa qui n’a d’yeux plus que pour lui. «J’ai quatre enfants maintenant: 22 ans, 18 ans, 7 ans, 7 mois. Deux filles, deux garçons. Je suis un vrai papa poule. Je n’ai plus rien à prouver professionnellement, je peux mettre mon énergie dans ma vie de famille.»
Côté famille, il vient de loin. Un père fou, schizophrène, violent, qui a l’interdiction de le voir et meurt interné lorsqu’il a 13 ans. «C’était un trou noir, un silence assourdissant. Personne ne parlait de lui mais ma mère et ma grand-mère étaient en permanence effrayées. C’était contagieux.» Il croit avoir surmonté le traumatisme jusqu’à une «vraie» dépression il y a une dizaine d’années. «Mon imaginaire s’est formé dans cette ambiance. Je suis à la recherche de réponses impossibles à trouver.»
C’est en grande partie l’intérêt de son onzième roman, Lontano, thriller saisissant, impeccable, original et tenu qui se double, pour la première fois dans l’œuvre de Grangé, d’une saga familiale avec, en son cœur, la relation passionnelle, trouble, entre un père dominateur et son fils, flic et enquêteur au cœur tendre. «J’ai mis du temps à oser aborder les relations entre les membres d’une famille, mais je progresse. J’ai envie d’accorder de la place dans mes livres non seulement à l’intrigue, à la technique narrative, mais aussi aux enjeux psychologiques et familiaux. Je sais bien qu’on n’écrit bien que sur ce qui pose problème…»
Le mystère du traumatisme
Au cœur de Lontano: l’Homme-Clou, tueur mythique des années 70, monstre à la peau blanche qui, dans le Zaïre de Mobutu, assassinait ses victimes en les lardant de clous et de morceaux de verre pour chasser les esprits. En ressurgissant des limbes africains, lui ou son copycat réveille l’attention du clan Morvan, en particulier celle du patriarche, Grégoire, force de la nature, barbouze de la Françafrique, désormais premier policier de France, qui arrêta le tueur plusieurs décennies auparavant. Son fils aîné, Erwan, est agent de police à la Crime parisienne. Le cadet fait dans la finance et la coke. La petite sœur dans le cinéma et le tapin de luxe. Le père terrorise sa femme depuis toujours et règne sur une famille en décomposition mais forcée de resserrer les rangs lorsque les crimes se rapprochent et que père et fils sont appelés à les résoudre.
Lontano brasse avec maestria des thèmes aussi variés que le bizutage à l’armée, la magie yombe, les trafics miniers, les affaires africaines ou la fascination qu’exercent les grands criminels. Car la grande question que Jean-Christophe Grangé creuse de livre en livre, c’est évidemment celle du mal. «Il y a toujours une racine au mal. C’est l’objet de ma quête. Une des rares choses avérées concernant les grands criminels, les monstres, est qu’ils ont la plupart du temps eu une enfance bafouée. La pulsion de la cruauté vient de la frustration, du mépris, de la négation, de la violence subis enfant. Mais on n’est pas égaux devant le traumatisme. C’est tout le mystère.»
Le mal partout
Jean-Christophe Grangé n’a pas toujours été romancier. Sorbonnard passionné de Flaubert, il se retrouve dans la pub. «Un traumatisme. Tu dois oublier tout ce que tu as appris. On m’avait inculqué que les héros étaient les révoltés, les poètes. Je me retrouve sur un marché où seule la pub mal écrite a de la valeur.» Il se lance en indépendant, propose des reportages avec des photographes et parcourt la planète à la recherche des nomades Moken en Birmanie ou des derniers Pygmées.
Du coup, encore aujourd’hui, ses reportages lui sont «une source inépuisable de souvenirs, d’émotions, de choses vues incroyables». Son premier roman, Le vol des cigognes, paraît en 1994. Succès d’estime. Dès le deuxième, Les rivières pourpres, son éditeur Albin Michel met le paquet. Le phénomène est lancé. Grangé impose l’école du thriller américain que, de Maxime Chattam à Franck Thilliez, les auteurs français adoptent désormais. Depuis le succès de l’adaptation sur grand écran des Rivières pourpres en 2000, le cinéma l’adore et est prêt à débourser jusqu’à un million d’euros pour les droits dérivés de L’empire des loups. Quant à Albin Michel, il s’attache à grands frais sa fidélité, le mensualisant, fait exceptionnel dans l’édition française, de plusieurs dizaines de milliers d’euros.
Lui jure qu’il n’est pas victime de la moindre déformation professionnelle et qu’il ne voit pas le mal partout. «Mes livres me servent de catharsis. Je n’aime pas la violence. On écrit sur ce qui nous pose problème: je n’écris pas sur l’amour parce que je n’ai pas de souci avec l’amour. Je considère que j’écris des histoires de chevaliers qui affrontent des dragons. Mais, dans la vie, je n’ai rien à voir avec mes livres. Je suis plus féminin qu’eux.»
C’est toute la force de ses romans, qu’il faut lire comme de parfaits contes pour adultes. Car les adultes gardent leurs peurs d’enfants. «Nos craintes s’adaptent simplement à la connaissance que nous développons de la vie. Dans un roman, on peut jouer à se faire peur avec nos pires angoisses. On les explore à fond, les sachant circonscrites au livre.»
Lontano, dont Grangé a prévu un deuxième volet, se termine en Suisse, à Verbier, dans une clinique spécialisée dans la fin de vie et la greffe de moelle osseuse, «l’adresse qu’on se repasse dans les hautes sphères». Le vol des cigognes s’ouvrait déjà en Suisse, à Montreux, avec le meurtre de l’ornithologue Max Böhm. «La Suisse m’inspire beaucoup. Sous la perfection, la tranquillité, on imagine mille secrets. Il y a quelques années, j’ai rencontré un monsieur Odier, de la banque du même nom, fasciné par le paranormal. Un banquier!»
«Lontano». De Jean-Christophe Grangé. Albin Michel, 778 p.