Poètes, plasticiens et imprimeurs continuent de rêver le livre papier,surtout à l’heure du numérique. La manifestation «Tirage limité» leur rend hommage à Lausanne.
Dans la Réserve précieuse de la Bibliothèque cantonale vaudoise, à Dorigny, près de 20 000 titres rares et introuvables attendent leurs futurs lecteurs. Le public peut les consulter, sur demande. Les reliures de peau appellent la main du visiteur, ému. Chaque livre est une rencontre. Et plus il a été lu à travers les siècles, plus il interpelle. A la fois corps et pensée, matière et rêve. Comme ce magnifique volume de l’historien romain Tite-Live, premier livre imprimé en caractères romains par un élève de Gutenberg, en 1469, fleuron des collections (ses pages, d’une surprenante blancheur, n’ont pas pris une ride). A côté de ces legs du passé, on trouve aussi près de 5000 ouvrages modernes, des livres d’artistes édités à un nombre limité d’exemplaires. A l’image d’un mystérieux petit volume, conservé dans une boîte. Des seins, publié à Montréal par Adeline Rognon, et dont la «consistance» évoque une mamelle. Le papier, plié en accordéon, tremble légèrement sous la main du lecteur, comme une chair. Juste à côté, sur le même rayon, Les anges cochons, de la même auteure, a été imprimé sur du papier boucherie.
Un laboratoire pour l’avenir. A l’heure du livre numérique, artistes, imprimeurs et poètes continuent de s’associer pour créer des livres-objets. Ils sont édités à 200 ou 300 exemplaires. Parfois à seulement une vingtaine. Ces publications souvent onéreuses reprennent et perpétuent des techniques artisanales comme la composition en lettres de plomb. Mais pas seulement. «Il y a mille et une manières de composer des livres d’artistes, explique Silvio Corsini, conservateur de la Réserve précieuse. On peut même utiliser une photocopieuse et du papier d’emballage, tout dépend du projet. C’est un laboratoire du livre de demain. La réinvention du bon vieux codex que nous ont légué les anciens.»
Seule la Bibliothèque d’art et d’archéologie de Genève a développé une telle collection. Et pourtant, en Suisse romande, ils sont actuellement une quarantaine d’éditeurs à publier des livres d’artistes. Depuis les années 80, ils sont même de plus en plus nombreux et inventifs.
Parce que le livre continue d’émouvoir. D’autant plus qu’il est menacé, dans sa forme actuelle. «Mais il est inscrit dans nos gènes. Il y a les livres qui nous ont accompagnés, livres de douleur, de plaisir, les journaux intimes…, poursuit le conservateur-bibliophile. Un livre est un espace, un volume, fixé dans la matière. Une notion qui disparaît complètement avec le livre numérique, extensible à l’infini.» Dans l’idée de livre, il y a celle de feuilletage: un mouvement, une progression dans le temps. Une pérégrination que l’on ne vit pas de la même manière sur une tablette électronique. «Le livre, on le prend dans ses mains. Il commence à nous parler bien avant qu’on le lise.» Il sollicite le toucher, autant que la vue. L’ouïe (le bruissement des pages) ou l’olfaction (le parfum des cuirs, des colles…).
Collectionneurs.«Ces livres se vendent, il y a un marché. Ce sont souvent des collectionneurs d’art, plutôt que des passionnés de littérature, qui en font l’acquisition», explique Silvio Corsini. Mais les créateurs ont rarement l’occasion de présenter leur travail au public. Les libraires et les musées s’y intéressent peu. Il manquait un espace pour favoriser les échanges en Suisse romande. Silvio Corsini a eu l’idée d’organiser, tous les trois ans, une rencontre romande du livre d’artiste, gratuite, au Palais de Rumine, à Lausanne, dont la troisième édition aura lieu le samedi 7 septembre. Une vingtaine d’éditeurs romands exposeront leur travail: des ateliers de typo à l’ancienne, mais aussi l’Ecal et la Head, les Editions Ripopée, -36°, Héros-Limite, Art et Fiction, Le Cadratin, ou L’Atelier de Saint-Prex… Et une délégation d’éditeurs bretons fera le voyage pour l’occasion.
Ce jour-là, sera remis le Prix de la Bibliothèque cantonale universitaire de Lausanne. Les participants devaient proposer une maquette de livre autour d’un texte du poète français Bernard Noël (attendu à Lausanne): Le passant de l’Athos. Parmi eux, le projet de Marcel Cottier fait mouche.
Si le poète invite son lecteur à une promenade sur le mont Athos, l’artiste, lui, a imaginé un livre-rouleau de 9 m 50 de long. Pour que le lecteur se promène dans les mots, déroulant lui-même un livre-paysage.
Tirage limité, 3es rencontres romandes du livre d’art, 7 septembre, Lausanne, Palais de Rumine, 10 h - 17 h.
www.tirage-limité.ch
Tirage limité 3: Claire Nicole et Julien Burri signent «Liber»
Le liber est la partie intérieure de l’écorce d’un arbre. Liber est aussi le mot latin pour désigner un assemblage de feuilles que nous appelons aujourd’hui «livre», parce que les couches annuelles du liber, si l’on tranche un arbre, ressemblent aux feuillets d’un livre. Liber est le titre du troisième opus de la collection Tirage limité proposée par la BCU. Le principe: associer un court texte inédit à une œuvre graphique, le tout signé d’artistes établis en Suisse romande. Liber est signé de notre collaborateur et écrivain Julien Burri et de la graveuse Claire Nicole. L’un signe un poème habité et aiguisé – «il y a de moins en moins / où poser les yeux / on creuse / excave / à l’aveugle / derrière cela se referme» – sur la disparition, dont les lettres sont simplement gaufrées par les Ateliers Raymond Meyer, à Pully, donc quasi invisibles, sur le papier qui s’ouvre façon leporello, l’autre livre un écrin de bois peint et gravé de toute beauté. Tiré à 60 exemplaires, Liber est disponible au prix de 500 francs lors de la manifestation.
Isabelle Falconnier