Oum, Ella, Maria, Billie, Edith et puis elle:une formidable anthologie raconte la mélancolie festive de cette voix qui prit le parti de lâcher Castro.
La première image. Tu es dans le cimetière de Woodlawn, Bronx, Nueva York, l’un des plus grands de la ville. Ici reposent Ellington, Fiorello La Guardia, Joseph Pulitzer ou Miles Davis. Un peu de l’âme folle de la ville flotte au-dessus des tombes. Tu t’approches d’un mausolée blanc, celui d’une reine absolue, celle de l’Ile, qui l’a vue naître et chanter, puis s’exiler. Oui, c’est loin du Bronx, Cuba. Pourquoi est-ce ici qu’elle dort, la Reina de la Salsa, la Guarachera de Cuba? Une anthologie revient en 30 titres et un livret richement illustré sur l’une des plus bouleversantes aventures vocales du XXe siècle.
La deuxième image. 1925. La naissance d’Úrsula Hilaria Celia de la Caridad Cruz Alfonso dans le quartier de Santos Suárez, La Havane. Tu devines la pauvreté. Quatre enfants, mais quatorze personnes à la maison. Le père dans les chemins de fer. Maman qui s’occupe des enfants. Celia qui écoute les chansons anciennes, les harmonies yoruba, l’Afrique et le son, le mambo, la rumba et le boléro. Celia, le soleil descendu, chante des berceuses pour endormir ses jeunes sœurs. La fenêtre est ouverte. Un soir, une fois sa chanson terminée, elle va la fermer. Tu imagines qu’elle voit alors un attroupement, pétrifié par la grâce de cette voix. Ils revenaient tous les soirs.
La fête et la fin. La troisième image. La même histoire, tout le temps. Entendre Celia pour la première fois, c’est l’ensorcellement. La stupéfaction immédiate: qui est-ce? D’où sort cette force incroyable, voix heureuse et mélancolique? Cette fête qui sait la fin de la fête? Son nom, vite. Celia. Ses disques, tout de suite. Pour toujours et à jamais.
Dans l’introduction à The Absolute Collection, anthologie en 30 titres et 2 CD (un excellent tour d’horizon 1955-2001) qui vient de sortir, la grande Maya Angelou, combattante sans répit des droits civiques états-uniens, raconte magnifiquement cette irruption. Comment, dans les années 50, elle est pétrifiée en une chanson. Puis, quelques années plus tard, lorsque Celia chantera à New York: Angelou y retournera chaque soir.
Evidemment, elle n’aurait pas dû devenir chanteuse. Son père ne voulait pas de cette profession. Celia Cruz était supposée finir ses études pour exercer ensuite la profession de professeur d’espagnol. Tu entends pourtant le rire heureux de l’un de ses profs de collège, justement, qui lui dit: «Avec ta voix, tu gagneras plus en un soir qu’en un mois à enseigner.»
Elle commence à chanter sérieusement à Cuba dès 1947. Il existe une émission concours de jeunes talents, sur la station de radio Garcia Serra. Elle gagne, commence à se faire un nom. Et puis la chance, le 3 juillet 1950, lorsqu’un agent local lui demande de remplacer la grande Myrta Silva, partie à Puerto Rico, au sein de La Sonora Matancera, fameux orchestre de l’île. Elle commence à voyager, l’Amérique du Sud, les disques sortent, le succès grandit. A Cuba, elle devient la légende du Tropicana, où elle s’affiche en miracle chantant avec l’orchestre de Bebo Valdés. En 57, c’est le Palladium, Nueva York, la Mecca of Mambo. Plus tard, elle y jouera à l’Apollo de Harlem, et même au Carnegie Hall.
Quitter Cuba. Mais entre-temps, en 1959, Fidel Castro a pris le pouvoir à Cuba. Tu sais bien qu’avec son mari Pedro, Celia n’a jamais donné dans le politique. Mais ils n’ont pas envie de cautionner le nouveau régime, envoient Castro sur les roses, et ne rentrent pas à La Havane. La réaction de Fidel est banalement stupide: il fait interdire sur l’île les disques de Celia Cruz, qui n’y survivront durant un demi-siècle que par la contrebande. Elle réplique en devenant citoyenne américaine. A Cuba, sous Castro, l’immense Ibrahim Ferrer deviendra cireur de chaussures. L’éblouissement pianistique absolu de Rubén González servira de fond sonore pour des danseuses de 8 ans, et cetera… Mais c’est une autre histoire.
Pour Cruz, le triomphe est international. Tito Puente, Ray Barretto, Willie Colón, Johnny Pacheco: elle domine les grands orchestres, timbales, congas, les dirige quasi de la voix, et tous viennent faire allégeance à cette pyrotechnie vocale aux étranges gravités, aux accents qui mélangent ce qu’on appelle désormais la salsa – qu’elle pousse aux frontières du génie – et des relents de nostalgie crépusculaire. Tu te doutes qu’elle n’oublie jamais Cuba, cependant, et fera d’une interjection, «Azúcar!», référence au goût des Cubains pour le café très sucré, son cri de ralliement. Jusqu’à son dernier jour, elle portera cette tristesse, et une statuette aussi, celle de Nuestra Señora de la Caridad del Cobre, la sainte patronne de l’île. Evidemment, elle devient aussi l’amie de tous les exilés de Miami, avec ce que cela signifie de vague récupération politique. En Europe, cela la rendit parfois un rien suspecte: on lui préfère les Cubains typiques, le pittoresque vintage façon Buena Vista. C’est faire injure à la manière dont son chant à elle, Celia, a révolutionné – c’est le mot – la musique cubaine, lui donnant une puissance inégalée.
Le sable de Guantánamo. La quatrième image. Tu ressens son impatience déchirée. Le seul retour à Cuba. En 1990, elle joue sur la base américaine de Guantánamo, pour les employés cubains qui l’acclament. Elle reste un moment seule sur la plage. Et c’est tout.
Elle jouera devant 240 000 personnes à Tenerife, gagnera des Grammies, participera à des films, recevra des médailles de Bill Clinton, s’affichera avec Brando, Quincy Jones ou Andy García. Elle dit qu’elle est la liberté, que son chant est le peuple. En 2000, elle sort Yo Viviré!, sa version d’I will survive de Gloria Gaynor. On croit à une version salsa d’un tube disco, mais elle dit la fin, aussi: elle chante qu’elle est éternelle puisqu’elle va mourir.
La dernière image. Elle s’en va d’un cancer du cerveau à 77 ans, en 2003. On expose son corps à Miami où 200 000 personnes viennent s’incliner. Et puis Woodlawn, le cimetière du Bronx. Oui, elle était restée sur la plage, à Guantánamo. Parce qu’elle avait ramassé un peu du sable de Cuba: cette terre est dans son cercueil. On raconte que là-bas, à Cuba, un vieux dictateur perdu sur le fil entre la vie et la mort pleure parfois secrètement en écoutant ses disques.
«The Absolute Collection», Celia Cruz. 2 CD Sony Music.