Critique. A Verbier, le baryton a accompli sa mission Bach en emportant l’adhésion du public et de chacun de ses interprètes: il a dirigé la «Passion selon saint Matthieu» en lui insufflant une intensité et une grâce sans artifices qu’on pourrait nommer liberté.
Dernier accord, et quel accord! Marqué au fer rouge par la dissonance (le fameux «retard», cette résolution d’harmonie volontairement différée) que Thomas Quasthoff a imposée et accentuée avec une farouche énergie – formule musicale du douloureux et cruel «tout est accompli». Moments de silence suspendu, puis le public s’est levé sous le coup de ce récit de la Passion partagé par des musiciens et chanteurs magnifiés, sous le coup de l’émotion aussi d’avoir assisté à une forme de renaissance de Thomas Quasthoff, à la fois artiste au parcours extraordinaire et homme ayant traversé, lui aussi, les multiples stations d’un chemin de croix.
En 2012, le baryton de légende quittait la scène, fragilisé par la maladie et la mort de son frère, fatigué par une carrière de près de quarante années à laquelle il ne se sentait plus disposé à sacrifier les forces nécessaires, inquiet aussi de ne plus disposer de son aisance vocale habituelle – sa marque de fabrique, son fabuleux terrain de jeu musical et expressif. L’art du lied selon Thomas Quasthoff? Un sommet d’intelligence, de goût du récit partagé, de présence, d’insolence aussi. Parce que monter sur scène avec un corps meurtri et une personnalité généreuse et intacte est sans doute la plus frondeuse nique au destin et au handicap qu’il ait pu imaginer – et qu’il ait réalisée.
Retrouver Thomas Quasthoff sur scène, dans un autre rôle que celui de chanteur certes, mais à une place où sa musicalité irradiait, a produit un effet considérable. Sa lecture de la partition n’était pas en reste. Le récit de la Passion ponctué des apartés des chœurs et des solistes – l’œuvre repose en effet sur deux temporalités, celle des personnages tirés de l’Evangile et celle des contemporains de Bach célébrant Vendredi saint – se déroulait sans heurts, sans surjeu, sans pathos démonstratif. Juste les mots, superbement déposés sur une texture sonore fluide et équilibrée. Et aucune pause entre les divers moments – donc aucun toussotement ou relâchement passager, que ce soit sur scène ou dans le public.
En état de grâce
Une marche inéluctable, en quelque sorte, dans la densité de la partition qui ne faiblit jamais, dans la dramaturgie imperturbable des trahisons et de la mort annoncée. A peine le temps de respirer «juste» pour indiquer le tempo qui allait suivre: Thomas Quasthoff était garant de ce récit ininterrompu et de l’état de concentration et de grâce dont ont fait preuve tous les artistes – le RIAS Kammerchor, absolument somptueux, l’Orchestre de chambre de Verbier et ses solistes tous plus adéquats les uns que les autres, les chanteurs enfin, parmi lesquels l’évangéliste de Mark Padmore d’une efficacité dramatique, tout en retenue, juste phénoménale.
L’orage s’est abattu sur Verbier ce soir-là. Les coups de tonnerre ont bientôt cédé la place à la pluie, presque ininterrompue elle aussi, rumeur lointaine qui tentait de faire l’intéressante… Mais rien n’a perturbé les chanteurs placés sous la bonne garde et les gestes complices – des mains, de la baguette, de la tête, du regard surtout – de Thomas Quasthoff. Lui qui connaît l’ouvrage par cœur écoutait, suggérait, accompagnait. Il jouait le rôle du premier destinataire, du témoin privilégié, de celui qui assure la cohérence et accorde sa confiance. Espace de liberté jusqu’au bout, jusqu’au dernier accord quasi prophétique.
Il n’est pas certain que Thomas Quasthoff dirige de nouveau. Il enseigne, produit des émissions, s’essaie parfois avec succès, de sa voix souple grave, au répertoire de crooner, au jazz… Mais ce qu’il a partagé ce soir-là, sans arrogance et sans manières, avait la précision et la pureté d’un lied. Monumental.
