Septante ans après la fin du conflit mondial, septante-cinq ans après l’appel déterminé du général Guisan à la résistance, le Musée national suisse à Zurich fait comme si de rien n’était. Pas concerné. A quand une vraie institution suisse pour se souvenir de la guerre, en apprendre davantage, être solidaire avec les autres pays européens, même les plus neutres d’entre eux?
Le contraste est saisissant. Deux musées distants de quelques centaines de mètres, deux regards différents sur la Seconde Guerre mondiale. A vrai dire, au Musée national suisse de Zurich, il n’y a presque pas de regard du tout. En cherchant bien, à l’écart des espaces principaux, en bas d’une étroite volée d’escaliers, le visiteur tombe sur un couloir où est évoquée l’histoire de la Suisse pendant les deux guerres mondiales du XXe siècle. Quelques vitrines suffisent pour la Seconde, dont une protège le manteau et la casquette du général Guisan. Un mur de photos, des extraits de l’excellent documentaire produit par Frédéric Gonseth sur les témoins suisses de l’époque. Reléguée dans un coin ingrat du Musée national, cette brève évocation de la guerre est toutefois équilibrée. Les hauts faits, comme le courage du juste Carl Lutz, donnent le change aux bassesses, à l’exemple du pigment rouge de Geigy qui servait à teindre les drapeaux nazis en Allemagne.
Mais rien, dans ce sanctuaire de la mémoire nationale, sur les septante ans écoulés depuis l’armistice, voire les septante-cinq ans du fameux appel à la résistance et à la cohésion lancé par Henri Guisan sur le Grütli. Non loin, au Kunsthaus de Zurich, la conscience historique est d’une autre ampleur. Avec sa remarquable exposition Europe, l’avenir de l’histoire, le musée des beaux-arts renoue avec la tradition de l’art politique, engagé, risqué, en rupture avec la programmation consensuelle de la plupart des institutions similaires en Suisse. L’exposition examine l’idée européenne dans l’art, cherchant les images qui symbolisent une union aussi bien culturelle que politique. Où la Suisse, au centre de cette entité, a joué et joue encore un rôle important, notamment grâce à ses artistes. L’expo postule que l’Europe est avant tout un projet de paix.
Pourquoi? Parce qu’elle est politiquement née à la fin de la Seconde Guerre mondiale, après l’Holocauste, ces événements centraux jouant le rôle de fil rouge dans la présentation du Kunsthaus. Les commissaires de l’exposition, dont l’écrivain viennois Robert Menasse, estiment que c’est à la Suisse d’organiser ce type de retour sur l’histoire. Semblable à «une loge qui surplombe la scène européenne» (R. Menasse), la Suisse a la bonne et juste distance pour avoir une vue large des événements qui ont redéfini le continent. On chercherait en vain cette vue large au Musée national suisse. Concernant la Seconde Guerre mondiale, le regard est au contraire étriqué. En parlant avec quelques responsables du musée, j’ai appris qu’une grande exposition sur la Seconde Guerre mondiale aurait été inopportune en 2015. Elle aurait suivi de trop près celle sur 1914-1918, organisée l’an dernier dans les mêmes lieux. Et qu’il est encore trop tôt pour mettre sur pied un tel événement, beaucoup de témoins de l’époque étant toujours vivants…
Bref, à quand un vrai musée, un vrai lieu du souvenir de la Seconde Guerre mondiale? Tous les autres pays neutres en Europe ont leur institution sur la guerre, leur mémorial de la Shoah, soulignant que leur statut de non-belligérants ne saurait être une excuse pour ne rien voir, ne rien apprendre, ne rien remémorer. Pas en Suisse. Comme si le rapport Bergier et l’exposition itinérante qui a suivi, il y a une décennie, suffisaient pour se laver les mains de cette histoire européenne.
Considérant combien la Seconde Guerre mondiale est peu, voire mal enseignée dans les programmes scolaires, un tel lieu à Zurich, Berne ou Genève aurait un réel intérêt pédagogique. C’est aux plus jeunes qu’il appartient en priorité de s’adresser avec une institution de ce type. Une de plus, direz-vous, dans le pays aux mille musées? Sans doute. Mais il en est certains, de ces musées, qui sont plus importants que les autres. En particulier ceux qui n’existent pas à cause du mythe si confortable du «havre de paix» ou du trop peu de temps écoulé depuis le grand traumatisme (septante ans!). Où la Suisse a eu sa part, son rôle, sa responsabilité, ses petites et grandes heures, ses changements profonds de société et du regard sur elle-même, son influence sur la culture de tout un continent. Ne rien faire, comme actuellement au Musée national, c’est donner raison à la définition cruelle du drapeau suisse par Jean-Luc Godard: «Le sang des autres, je fais une croix dessus.»