Eclairage. L’Allemand Sebastian Schipper a réalisé un film de plus de deux heures en une seule prise. Un exercice virtuose mais qui se révèle, au final, un peu vain.
On se prend d’abord de plein fouet un déluge de stroboscopes, pour un effet hallucinatoire garanti. La volonté de déstabiliser d’emblée le spectateur est palpable. Difficile de garder les yeux ouverts face à cet écran clignotant de mille feux, musique techno assourdissante en prime. Puis, enfin, on distingue une silhouette, féminine, et on s’en approche. On apprendra plus tard que cette jeune fille, étudiante espagnole en séjour à Berlin, s’appelle Victoria. La caméra lui colle aux basques, on sort avec elle de la discothèque dans laquelle elle transpirait en solitaire. Elle rencontre quatre garçons un peu louches qui la baratinent, elle décide de les suivre, ce qu’une personne sensée n’aurait pas fait, se dit-on, tant ces types qui se font appeler Sonne, Fuss, Boxer et Bling Bling Blinker n’inspirent guère confiance.
Après une quinzaine de minutes, on ressent une étrange impression de proximité. D’autant plus que les dialogues durent, s’éternisent même. Et pour cause: aucune coupe ne vient interrompre le récit, la caméra ne s’arrête pas de tourner: Sebastian Schipper a choisi de réaliser Victoria en un seul plan-séquence. C’est-à-dire en une seule prise, et par conséquent en temps réel. Commencé vers 4 h 30 du matin, le tournage s’est déroulé sans interruption pendant cent trente-cinq minutes. Une fois la caméra éteinte, le film était achevé! Dévoilé en février dernier à la Berlinale, ce long métrage audacieux, et la plupart du temps éclairé comme s’il était en noir et blanc, peut-être pour tenter de garder malgré tout une certaine distance avec les personnages, a remporté l’Ours d’argent de la meilleure contribution artistique.
Hitchcock le tricheur
Ce fantasme du plan-séquence n’est pas nouveau. D’autres réalisateurs l’ont eu avant Schipper. Exemple canonique, La corde, réalisé en 1948 par le maître Hitchcock. Ce huis clos racontant l’histoire de deux étudiants tenant salon dans leur appartement alors qu’ils viennent d’assassiner un de leurs camarades et de cacher son cadavre dans une malle, est lui aussi composé d’un plan unique. Mais le cinéaste britannique a triché: le film a été tourné en plusieurs fois, l’impression qu’il se déroule en temps réel n’est qu’un leurre. Le spectateur attentif reconnaîtra les moments où l’on passe d’un plan à un autre.
Plus récemment, Shahram Mokri a réalisé Fish & Cat en une seule prise. Sélectionné l’année dernière par le Festival international de films de Fribourg, ce long métrage iranien est malheureusement passé inaperçu lors de sa sortie en salle.
Beaucoup de réalisateurs préfèrent insérer un plan-séquence à un moment ou à un autre de leur film, un parti pris esthétique leur permettant ainsi, par une absence de montage, de ralentir le récit ou, lorsqu’il est utilisé en début de film, de plonger d’emblée le spectateur au cœur du dispositif diégétique, de vivre l’histoire plutôt que de simplement la regarder. Trois exemples parmi tant d’autres: les ouvertures virtuoses de La soif du mal (Orson Welles, 1958) et Snake Eyes (Brian De Palma, 1998), ainsi qu’une longue séquence de combat filmée d’un seul tenant dans l’escalier intérieur circulaire d’un hôtel dans Ong-bak (Prachya Pinkaew, 2003). Martin Scorsese et Quentin Tarantino sont également de grands adeptes de la prise unique, qu’ils ont utilisée dans plusieurs de leurs films.
Sokurov l’esthète
En matière de long métrage réalisé sans coupure, un titre se distingue: L’arche russe, réalisé en 2005 dans l’enceinte du Musée de l’Ermitage, à Saint-Pétersbourg, par le Russe Aleksandr Sokurov. La caméra passe avec aisance d’une salle à l’autre et, à chaque fois, devant les toiles exposées, un tableau vivant se met en place. Plus qu’un film, L’arche russe est une envoûtante chorégraphie.
Face à ce chef-d’œuvre, Victoria fait forcément pâle figure. La limite du film, c’est surtout son histoire et ses personnages, bientôt pris dans un piège tendu par l’un d’entre eux, qui a une dette envers le chef d’une bande de gangsters. On ne croit jamais à ce qui nous est raconté, on est physiquement proche de Victoria, mais sans jamais sentir d’empathie, tant son comportement semble insensé. Au final, on subit le film plus qu’on ne le vit.
S’il est facile d’admirer le tour de force technique, notamment la transmission parfois évidente de la caméra d’un chef opérateur à un autre, par exemple à travers la fenêtre d’un taxi, il est pourtant autrement plus difficile de l’apprécier. Le même long métrage, mais réalisé de manière classique en plusieurs prises, n’aurait pas le même intérêt et n’aurait probablement pas été sélectionné à Berlin. Dans ce cas précis, le plan-séquence ne fait pas le film.
«Victoria». De Sebastian Schipper. Avec Laia Costa et Frederick Lau. Allemagne 2 h 14. Sortie le 5 août.