Destin. Dans «Les voix de Iasi», l’écrivain, ethnologue et éditeur franco-suisse retrace l’histoire de cette ville de Roumanie, berceau de la branche paternelle, juive, de sa famille. Grandiose et poignant.
Paris, 1966. Jil Silberstein a 17 ans et porte, croit-il, un nom catholique alsacien. Au collège, il prend la défense d’un camarade traité de «sale juif» et se pique de vacances d’été dans un kibboutz lorsque son père, ce père qui a changé son nom en Sibert, s’est fait refaire le nez et a viré catholique à la Libération comme on achète un sésame pour la normalité et la survie, lui murmure: «Sais-tu, mon fils, que nous sommes juifs?»
Comme un «saumoneau aveugle et cependant guidé par une force irrésistible», l’écrivain vaudois a mis toute une vie pour remonter la rivière jusqu’à la source. La source, c’est la ville de Iasi, en Roumanie, où est né son grand-père Guillaume en 1878, et les parents de Guillaume, membres de la communauté juive de la ville, qui sera exterminée à petit feu entre les années 1900 et 1940, les persécutions culminant lors du massacre mené par les forces gouvernementales roumaines qui fit 13 000 morts entre le 28 juin et le 6 juillet 1941.
Jil Silberstein fait un premier séjour à Iasi en 1990: il écrit alors un livre de témoignages sur la «prison des âmes» qu’a été la Roumanie entre 1945 et 1989. Il y revient vingt ans plus tard et découvre dans le vaste cimetière israélite de Pacurari à Iasi, après trois années de recherches documentaires et de longues semaines sur place, la tombe de Berman et Babeta, père et mère de son grand-père Guillaume. En 2011, il décide enfin d’en faire le livre qui lui permettra de «retrouver la part de son identité qui lui a été volée».
Ancienne Moldavie
Il y a trois livres dans Les voix de Iasi. Le premier niveau de lecture nous raconte la quête de l’auteur, porteuse d’un vrai suspense narratif, qui nous mène de son premier séjour dans la ville en 1990 jusqu’à la cérémonie commémorative des 70 ans du pogrom de Iasi dans le grand salon de l’Hôtel Moldova. Les rebondissements se succèdent, des documents de famille apparaissent, les témoins surgis du passé comblent les vides, les archives crachent leurs tripes.
Sous cette quête historico-généalogique se dégage ensuite l’histoire de l’ancienne capitale de la Moldavie, sous influence ottomane puis russe, troisième ville de Roumanie au moment du massacre de ses juifs. S’attachant à retracer le destin de sa communauté juive en particulier, passée de 45 000 membres dans les années 1920, soit la moitié de la population de la ville, à quelques centaines de vieillards aujourd’hui, Silberstein soulève un vaste pan de l’histoire géopolitique et sociologique d’Europe. Et tente d’expliquer quels mécanismes ont œuvré, des siècles durant, pour culminer au pogrom de l’été 1941: l’appel, par les princes de Moldavie et à la suite des attaques de Gengis Khan, aux artisans et commerçants extérieurs pour redonner à la ville son statut princier.
Le rôle essentiel de la communauté juive pour constituer une classe moyenne bourgeoise, puis la concurrence avec une nouvelle classe moyenne. La naissance d’une monarchie constitutionnelle, lors de la réunification de la Moldavie et de la Valachie, avec des partis nouvellement créés qui se liguent contre les juifs avec la bénédiction de l’Eglise orthodoxe. L’occupation russe des années 1920, qui officialise les mesures discriminatoires contre les juifs. La chasse aux juifs, précédant même le programme nazi en Allemagne. «La responsabilité des intellectuels et des politiciens roumains est énorme. Iasi faisait figure de capitale antisémite de Roumanie, avec de nombreux professeurs et cadors politiques en ténors de cet extrémisme.»
Un Petit-fils
Enfin, c’est l’histoire intime de Jil Silberstein qui s’esquisse en filigrane des Voix de Iasi. L’histoire d’un petit-fils de juif qui s’ignorait et se demande bien quoi faire de cet héritage, fils d’un père qui quitte la maison lorsqu’il a 14 ans, répétant le geste de son propre père, lui-même disparu de l’horizon familial jusqu’au jour où Jil, adolescent, croise sa tante dans la rue, qui le mène en cachette auprès de ce grand-père fantôme.
L’expérience du kibboutz ne lui plaît pas, mais l’année d’après, à 19 ans, lors de la guerre des Six Jours, il s’engage à l’ambassade d’Israël à Paris, se fait gentiment rembarrer. Privé d’appartenance à la communauté paternelle, né d’une mère abandonnée bébé à l’Assistance publique, Jil Silberstein passe sa vie à se chercher une famille humaine, une communauté à laquelle appartenir, trouvant un père en la figure de l’éditeur Vladimir Dimitrijevic, prenant la défense des peuples premiers spoliés, vivant en ethnologue parmi les Innus du Québec, les Indiens Kali’na d’Amazonie ou les Touvas de Sibérie.
Moudon
Sur une colline verte et grasse derrière Moudon, dans le bureau-bibliothèque sous le toit de la ferme de la Rochette qu’il a investie il y a quinze ans avec feu sa femme Monique, entre un renard empaillé et les portraits des Indiens, révolutionnaires, écologistes et poètes amis, protégé par de petits autels de fleurs séchées et bois de l’océan, Jil Silberstein soupire dans un sourire. Ou sourit en soupirant. «Ce livre est un tombeau poétique. J’ai rendu hommage à cette communauté. Je ne me sens pas juif pour autant, mais je viens de là.»
Via les réseaux sociaux ou le site Ancestry.com, il a retrouvé des cousins et cousines en France ou en Amérique. S’il a noué des liens avec l’une, à qui il a pu offrir la thèse universitaire de son grand-père mort en déportation, il n’a pas l’intention de cultiver davantage ces nouveaux liens.
«La vie est plus vaste que la famille. Ma quête est close, même si elle ne se termine pas sur un happy end.» Nouveau sourire. Close, vraiment? Il peaufine la maquette d’un livre composé des cartes postales anciennes montrant des vues de Iasi qu’il a collectées pendant vingt ans. Et achève la traduction des poèmes de l’Américano-Russe Charles Reznikoff intitulés In memoriam: 1933. Reznikoff? Celui-là même qui en 1975 publiait Holocauste, un montage de textes tirés des archives du procès de Nuremberg.
On se lève pour partir lorsqu’il dit «Attendez», et tend un poudrier doré et gravé. «Mon grand-père. Il était orfèvre et maroquinier au 66, rue de Bondy à Paris.» In memoriam.
«Les voix de Iasi. Une épopée». De Jil Silberstein. Noir sur Blanc, 708 p.