David Brun-Lambert
Eclairage. Objet d’un culte télévisuel rarement constaté, la série produite par HBO emprunte notamment à un obscur recueil de nouvelles fantastiques aujourd’hui réédité.
9 mars 2015. Le site de streaming de la chaîne HBO bugge brusquement, incapable de gérer l’énorme trafic généré par la mise en ligne du dernier épisode de la première saison de True Detective. Fascinant thriller méditatif, la création télévisée du scénariste américain Nic Pizzolatto est aussi cette œuvre mosaïque criblée d’emprunts à la littérature de genre, parmi lesquels Le roi en jaune, signé en 1895 par Robert W. Chambers. Alors que la série dévoile sa deuxième saison, cet ouvrage tout juste republié connaît en librairie un fracassant succès.
Combien connaissaient Le roi en jaune avant que Pizzolatto admette y avoir puisé quelques motifs? Peu, probablement. Alors que sur le web les spéculations autour du symbolisme supposé de la série se calment enfin, le recueil de Chambers se découvre dans une nouvelle traduction, arborant sur sa couverture (jaune, forcément) un bandeau opportuniste: «Le livre culte qui a inspiré True Detective». De cette accroche marketing, ne croire que les trois premiers mots. Pour avoir animé une passion chez ses lecteurs, puis avancé à la marge des mécaniques éditoriales, Le roi en jaune est «culte», assurément. Mais que Pizzolatto y ait eu pleinement recours pour fonder son chef-d’œuvre télé, on peut raisonnablement en douter.
Humanité égarée
Figure prolifique de la littérature fantastique américaine de la fin du XIXe siècle, Robert W. Chambers est encore un écrivain débutant fasciné par Poe et les décadents parisiens quand il publie Le roi en jaune, recueil de dix récits fantastiques où il est question d’un livre «maudit»: une pièce en deux actes hantée par un être surnaturel, un mystérieux «signe jaune» et une cité mythique, Carcosa. Terrifiant? Pas vraiment. Depuis la publication de cet ouvrage au style précieux, parfois pompier, des générations d’auteurs ont autrement sublimé l’art de nous tourmenter. Toutefois, au cours du XXe siècle, certains parmi eux ont librement emprunté au King in Yellow, contribuant ainsi à entretenir l’aura d’un ouvrage longtemps adoré de ses initiés: Raymond Chandler, H.P. Lovecraft ou Stephen King!
Ancien professeur de littérature devenu écrivain et scénariste, Nic Pizzolatto est aussi un fin connaisseur de la pop culture. Un ensemble polymorphe où récits beat et polars hardboiled, comics et cinéma «bis», mythologies rock et séries TV se nourrissent par emprunts systématiques. True Detective est issu de ce brassage. Pour cette raison, chacun peut y lire ce qu’il désire, ou y déceler des motifs étonnamment familiers: la traque d’un serial killer versé dans l’occulte (Seven, de David Fincher), l’examen d’une Amérique pourrissante (les romans de Cormac McCarthy), une méditation sur la démence collective (Stephen King) ou l’autopsie d’une humanité égarée (Nietzsche).
Étoiles noires
Familier de Chambers, comme des artistes ayant puisé dans son œuvre (le cinéaste John Carpenter ou le dessinateur Grant Morrison), Pizzolatto s’est manifestement contenté d’emprunter au Roi en jaune ses éléments les plus évidents: ce roi que poursuivent les inspecteurs Cohle et Hart, et Carcosa, l’enclave du meurtrier où brillent des «étoiles noires» et où «flottent en bruissant les guenilles du roi». Et rien d’autre. Car pas de glissement vers le fantastique dans True Detective, aucune force paranormale ou horreur née des abysses. Si peu de Chambers finalement, quand seule l’humanité nue occupe la série. A ce titre, sa deuxième saison ne trompe pas. La perte y est de nouveau son principal sujet, l’enquête menée sur la personnalité de ses héros son grand projet.
«Le roi en jaune». De Robert W. Chambers. Ed. Le Livre de Poche, 408 p.
«True Detective, saison 1», disponible en coffret 3 DVD.
«True Detective, saison 2», sur RTS Un tous les lundis vers 22 h 30, en version originale sous-titrée.