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Peinture: Arduino Cantàfora, un géant dans la pénombre

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Jeudi, 25 Juin, 2015 - 05:59

Portrait. Il vit à Lausanne depuis vingt-cinq ans, c’est un peintre magistral et son exposition cartonne. Mais vous ne l’avez jamais vu dans une soirée mondaine. C’est le plus discret des célèbres Milanais.

«Si vous croisiez Léonard de Vinci aujourd’hui, il vous ferait la même impression. Vous vous demanderiez: «Qui est ce type un peu bizarre?»

C’est ainsi que les choses ont commencé entre Arduino Cantàfora et ses galeristes lausannois Michelle et Marc Agron Ukaj: cet homme élégant et discret qui fréquentait leur librairie d’ouvrages anciens au rez-de-chaussée de la galerie achetait des livres superpointus sur les sujets les plus divers: la médecine, la littérature gréco-latine, la mécanique, l’ésotérisme.

«J’ai fini par lui demander ce qu’il faisait dans la vie, raconte Marc Agron Ukaj. Il m’a dit: «Je m’intéresse à beaucoup de choses.»

Dans un épisode ultérieur, à la question: «Mais alors, vous êtes peintre?», le discret moustachu répond: «Un peu.» C’était en 2005. Arduino Cantàfora, maître de l’architecture peinte et du vibrato clair-obscur des théâtres existentiels, avait déjà exposé à Milan, Chicago, Séville ou Paris, où le Centre Pompidou possède plus de 80 de ses œuvres.

Il avait signé de mémorables scénographies à la Scala et depuis quinze ans, ce Milanais naturalisé habitait Lausanne où il enseignait la représentation à des étudiants de l’EPFL éblouis. Mais non, il n’avait pas levé le petit doigt pour y montrer son œuvre.

«Je ne me promeus pas», dit-il avec ce mélange de modestie, de distance courtoise et d’extrême orgueil qui est la marque des grands discrets.

La troisième exposition lausannoise d’Arduino Cantàfora* a débuté il y a deux semaines, mais la majorité des œuvres était vendue deux heures après l’ouverture. La première, en 2007, avait été prolongée de six semaines pour cause de succès phénoménal.

Si, sur le marché de l’art, le prix des œuvres avait encore un rapport avec leur valeur artistique, celles du Milanais aligneraient non pas trois, mais quatre ou cinq zéros. Mais pour se vendre, il faut être un «animal social».

Pas un amant de la pénombre qui préfère dialoguer des heures «avec l’œil orangé d’un pigeon posé sur le rebord de [son] balcon».** Et qui dit en allumant sa énième cigarette: «Les tableaux ne servent à rien sinon à solliciter l’absence.»

Mélancolie créative

Vous êtes dans l’atelier du peintre. Il faut savoir que c’est aussi son logement pour y croire: vingt-six ans après son arrivée, l’immigré dort toujours sur un lit de camp. Le reste de l’espace est saturé des objets du travail de peinture, mais aussi de fraiseuses, de tours, de locomotives en laiton reproduites avec une précision extrême.

On est à Lausanne, mais le théâtre est celui du Milan des années 50. On y respire «l’infini respect pour les objets mécaniques» et pour la «somme d’intelligence collective» qui préside à leur fabrication.

On y comprend mieux aussi la vibration paradoxale dégagée par les tableaux d’Arduino Cantàfora: dominée par les paysages urbains, c’est une peinture savante, pleine de citations et d’analogies architecturales.

Mais aussi une peinture puissamment émotionnelle, où l’ombre d’où émergent les êtres et les choses est celle de la mémoire: dans les tableaux de l’actuelle exposition lausannoise, tous les espaces peints sont liés à un souvenir d’enfance de l’artiste.

Ils disent le grand-père calabrais arrivé à Milan à 6 ans, tout seul avec sa petite sœur, recueilli par une sainte concierge et devenu mécanicien sur locomotives à la Stazione Centrale. Ils évoquent avec une intensité éperdue le décor domestique d’un morceau de petite enfance où Arduino a commencé «à balbutier la vie», décor hanté par le fantôme doux-amer d’une mère adorée et difficile. «Je souffre de nostalgie pathologique, admet l’artiste avec un sourire courtois. Mais de ma mélancolie, j’ai essayé de faire une œuvre.»

Arduino Cantàfora est retraité de l’EPFL depuis 2011. Il aurait pu rentrer à Milan, où vivent ses deux enfants adultes et sa femme, neuropédiatre, compagne de vie séparée au long cours. Mais non: «Un émigré doit rester émigré», dit ce volontaire de l’exil perpétuel, dont la seule vraie demeure est la «pensée tragique».

La pourpre et le bois

Attention: tragique, pas triste, pas petitement pessimiste. Arduino Cantàfora est un être délicieux et plein d’humour, de ceux qui vous ouvrent des mondes sans vous écraser de leur savoir.

Faites-le parler de matériaux et de couleurs. Vous apprendrez que les sénateurs romains portaient des toges dont la pourpre était fixée au pipi d’esclaves. Que les maîtres du quattrocento utilisaient une gamme de couleurs réduite – le jaune de Naples, l’ocre rouge, la terre d’ombre, le bleu électrique, le blanc de plomb – à laquelle il a lui-même choisi de se tenir: «L’industrie a produit par la suite une gamme infinie de couleurs, mais dont les pigments se détruisent entre eux.»

Et voilà pourquoi les tableaux de Van Gogh s’obscurcissent et que la conservation de la peinture du XXe siècle est le cauchemar des musées. C’est aussi en hommage aux maîtres de l’«Humanisme» – mot qu’il préfère à celui de «Renaissance» – que le Milanais a choisi de peindre sur bois, ce qui confère à ses œuvres, d’une facture picturale prodigieuse, un grain à haute valeur poétique ajoutée.

Lancez-le sur l’architecture, cet avocat historique du rationalisme et de sa vision d’une organisation sociale «accomplie et horizontale». Non, il n’aime pas le baroque, sa mentalité hiérarchique et sa quête de l’épate. Mais le baroque revient, avec des architectes «qui, chacun pour soi, hurlent à gorge déployée un hymne à leur propre vanité».

Au fait, pourquoi lui, architecte de formation, pionnier du mouvement la Tendenza avec Aldo Rossi, n’a-t-il jamais construit? Parce que construire suppose de «blesser la terre». Mais aussi, bien sûr, d’être plus «animal social» qu’il ne sera jamais.

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Marco Bellotti Architecte EPF SIA
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