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Rencontre: Jean-Claude Carrière: le mensonge qui dit vrai

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Jeudi, 28 Mai, 2015 - 05:59

Rencontre. Scénariste, écrivain, philosophe, Jean-Claude Carrière nous reçoit à Paris. Il publie un pamphlet contre le retour des croyances religieuses et regrette que les dieux «ressuscitent».  

C’est une ancienne maison close, à Pigalle. La sonnette sur la porte cochère ne fonctionne pas. Profitant du passage d’un voisin, on se glisse à l’intérieur d’une cour. Sur les boîtes aux lettres, on cherche «Jean-Claude Carrière», sans succès.

Et puis il y a ce petit jardin, quelques marches et un imposant salon. Il est assis dans un fauteuil, devant un tableau de Julian Schnabel. La porte est ouverte, il nous attend.

Conteur hors pair

Né en 1931, c’est un touche-à-tout de génie. Ecrivain, dessinateur, parolier pour Juliette Gréco, ami d’Umberto Eco ou du dalaï-lama, le cinéma mondial lui doit de nombreux chefs-d’œuvre, en tant que scénariste, de Milou en mai à Belle de jour.

Ce qui lui a valu, l’an passé, un oscar pour sa carrière (statuette cachée dans un placard du salon). Il a travaillé avec Pierre Etaix, Milos Forman, Godard, Michael Haneke, Louis Malle ou, cette année, Philippe Garrel. Et surtout Buñuel, devenu quasiment un membre de sa famille vingt ans durant.

Au théâtre, il a créé avec Jean-Louis Barrault et Peter Brook. Acteur, il a joué dans Copie conforme, d’Abbas Kiarostami. Comme si cela ne suffisait pas, il a beaucoup écrit. Sur le Mahabharata, texte fondamental de la culture indienne.

Sur le Mexique, sur notre fascination pour la bêtise ou sur Einstein. Sur l’invisible et l’astrophysique. Tout bien considéré, il n’a peut-être fait qu’une chose: raconter. Il se dit «conteur». Sa pensée est française, mais son goût des histoires tout oriental et africain.

C’est aussi un homme de la Renaissance, époque où les domaines du savoir n’étaient pas cloisonnés. Où les artistes étaient aussi savants.

«Quand on parle de soi, on ment toujours, prévient-il. Si je suis doué pour quelque chose? Travailler. A l’origine, je suis un petit paysan. C’est ma première culture. Je sais labourer un champ avec un cheval et construire des murs.»

Le fantôme de Borges

Même fatigué par une opération de l’aorte en mars dernier, il continue de fourmiller de projets. Le voici qui publie Croyance, essai dans lequel il montre combien les dieux sont encombrants et nuisibles pour la paix dans le monde. Surprenant de la part d’un amoureux de la spiritualité indienne (après tout, l’Inde compterait quelque 30 000 dieux).

Mais, avant d’aller plus avant, précisons le décor. Une demeure dit beaucoup de son propriétaire…

C’est un immeuble de quatre niveaux et quelque 500 mètres carrés. Sur la cheminée, donc, un Schnabel. C’est un portrait de l’épouse de Jean-Claude Carrière, l’écrivaine iranienne Nahal Tajadod. «Schnabel habite ici lorsqu’il vient à Paris. Nous avons envie de faire des films ensemble, mais nous sommes tous les deux débordés», commente le propriétaire.

Il propose qu’on s’assoie sur un ancien tapis tribal iranien. Sophistication suprême, ses motifs cherchent à donner l’impression qu’ils ont été disposés au hasard. Comme les anecdotes qui s’entrelacent dans la conversation de Jean-Claude Carrière.

«Ce lieu était une maison de jeu et un bordel. C’est pourquoi j’ai décoré la cheminée avec des tarots espagnols.» Derrière notre hôte, sur le mur, un bas-relief avec une scène sculptée du Mahabharata. Deux masques mortuaires précolombiens, des masques africains, des cartes à jouer iraniennes et un masque égyptien…

«Le décor est hétéroclite, ma femme en change toutes les semaines.» Lorsqu’il a acheté la maison, en très mauvais état, il y a quarante ans, l’écrivain Jorge Luis Borges lui a rendu visite. «Je lui ai dit: «Excusez, les travaux ne sont pas terminés.» Il m’a répondu: «Ah, je comprends, c’est un brouillon!»

Auberge espagnole

Depuis quatre ans, la maison héberge en sus une actrice en exil. Golshifteh Farahani, l’Elizabeth Taylor iranienne. Nous sommes le mercredi 20 mai et cette dernière fait justement, aujourd’hui, la couverture du Monde pour sa participation au film Les deux amis, de Louis Garrel, projeté à Cannes.

«Elle va rentrer d’un instant à l’autre. C’est une fille étonnante, douée comme c’est pas possible», se réjouit son protecteur. A voix basse, il glisse, avec un sourire: «Insupportable, quelquefois, comme tous les gens doués!»

Le téléphone sonne, c’est l’acteur Louis Garrel, «un très bon copain», explique Jean-Claude Carrière, qui travaille avec son père, Philippe. On entend les noms de Laetitia Casta et de Maïwenn. L’interview est sur le point de reprendre lorsqu’un visiteur frappe à la fenêtre.

«Ah, c’est Volker Schlöndorff!» Le réalisateur allemand, autre monument discret du cinéma, auteur du Tambour, s’excuse: «Il faisait trop chaud au soleil, puis-je entrer?»

Un athée pacifique

La conversation se poursuit à trois. Pourquoi écrire sur la croyance lorsqu’on est athée? «C’est la moindre des choses! Si l’on veut écrire sur les religions, il faut être athée. Mais pas un athée agressif.»

Jean-Claude Carrière s’est mis à rédiger cet essai il y a quatre ans, constatant que «la vieille alliance entre violence et foi s’était réanimée». Tuer pour une idée est une question qui l’a hanté toute sa vie.

La position qu’il défend est unilatérale. Ne peut-on être croyant sans exclure les autres religions pour autant? «Peut-être, mais pas sans affirmer que sa croyance personnelle est la bonne, estime-t-il. Tenez, ma femme est athée, mais issue d’une famille chiite.

C’est extravagant: la guerre entre chiites et sunnites dure depuis quatorze siècles, alors qu’ils ont le même Dieu, le même Coran… Est-ce que cette barbarie nous constitue, dans le fond? Qui aurait l’autorité nécessaire pour la corriger? Quel Gandhi, quel Mandela pourrait dire: «Vous êtes des êtres humains, vous appartenez à la même espèce, arrêtez de vous détruire!»

Raconter la science

Djihadisme, attentats de janvier en France: Dieu n’est pas mort, il est ressuscité. Et Jean-Claude Carrière s’en inquiète. Il y voit un retour de l’obscurantisme. «Nous en parlions ici même, ce matin, avec deux amis astrophysiciens, Jean Audouze et Michel Cassé.

La connaissance a cru nous débarrasser de la croyance, mais nous voyons maintenant qu’il n’en est rien…»

De son côté, la science, qui devait éclairer notre conscience, n’est plus à notre portée. «Ses progrès sont de plus en plus difficiles à communiquer, à comprendre, pour le public et même pour les scientifiques.» Comment dire ce qui dépasse l’entendement?

«Une des raisons pour lesquelles mes amis savants sont venus me voir, c’était pour trouver des mots pour dire ce que la science nous révèle. Pensez aux découvertes récentes de la mécanique quantique, par exemple.» La science attend celui qui saura la raconter?

«Nous vivons de récits. Mais je suis le seul littéraire qui ait osé faire une incursion dans le domaine scientifique», regrette-t-il.

La fiction dit vrai

Faut-il «croire» à la fiction? «Non, mais il faut faire croire qu’elle est vraie. Quand on écrit une histoire, on sait très bien que ce n’est pas vrai. Et, en même temps, que ce n’est pas faux non plus! Ce qu’on veut, c’est atteindre une seconde vérité.»

On se tourne vers Volker Schlöndorff. Est-ce que c’est ce qu’il admire chez son ami, cette capacité de mettre la vie en récit? «Si nous continuons de travailler ensemble, après tant d’années, c’est parce qu’on soupçonne toujours que l’autre connaît une histoire que l’on ne connaît pas encore, répond le cinéaste.

Des histoires, les hommes en auront toujours besoin. C’est la conclusion à laquelle nous sommes arrivés, dans notre film tourné au Kazakhstan, Ulzhan, en 2007.» Jean-Claude Carrière abonde: «Heureusement pour nous! On a besoin d’inscrire les choses dans le temps pour qu’elles existent.

Le narratif, c’est du temps. Notre vie humaine, c’est du temps, c’est pour cela que nous avons du mal à raconter la mécanique quantique.» Il cite Proust, parlant de la mort: «Le temps s’était retiré de ce corps.»

Lui qui a frôlé la mort en mars dernier, est-ce qu’il n’a pas été tenté de croire en Dieu? «Il est beaucoup plus facile de vivre sans Dieu. On n’a pas cette perpétuelle menace d’un regard posé sur nous. Livré à nous-mêmes, personne ne décide de ce que l’on devrait faire ou non.

Ceux qui le prient de leur donner de la force… J’en parlais avec le dalaï-lama: la vraie prière, il faut l’adresser à soi-même. Il faut tout attendre de soi-même.» La mort ne lui fait pas peur? «Je suis de l’avis de Sénèque: «Personne n’a jamais su qu’il était mort.» (Sourire.)

Un jour, j’ai dit à Woody Allen: «Je voudrais mourir au dernier moment, pas avant.» Il éclate de rire et se lève, avec peine: «Merci de la visite! Excusez-moi, mais il faut que j’aille faire un peu de sport!»

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