Ecrivains et art. En France et en Suisse, des expositions jettent des ponts entre le texte et le langage pictural, parfois réunis dans des signes mystérieux. Retour au tracé organique à l’heure où l’écriture se dématérialise?
Dans les expositions d’art ancien, moderne ou contemporain, l’écrivain vient en général éclairer a posteriori une œuvre. Il est alors le faire-valoir d’un artiste, comme une caution littéraire amenée à des peintures, sculptures ou dessins.
Ici, c’est l’inverse. Voilà cinq expositions printanières, en France et en Suisse, qui partent des écrivains pour dialoguer avec des œuvres d’art, qu’ils aient été eux-mêmes artistes, proches de grands créateurs ou qu’ils aient ressenti le besoin d’inventer des écritures imaginaires pour mieux s’affranchir de leur langage habituel.
Des ponts sont ainsi jetés entre les dessins de Victor Hugo et ceux de Louis Soutter, entre Balzac et le mouvement Cobra, entre Michel Leiris et Picasso, Masson, Miró ou Giacometti. Les figures rapides d’Henri Michaux se suffisent à elles-mêmes.
En revanche, les inattendus dessins de Roland Barthes sont inclus dans un propos plus large, celui de l’écriture-spectacle, d’une pensée placée sous l’empire des signes.
A la Bibliothèque nationale de Paris, à l’occasion du centième anniversaire de la naissance de Roland Barthes (1915-1980), ses écrits font œuvre. Ses manuscrits, citations, variantes, corrections en couleur sont reproduits en grand format, en particulier la genèse de son plus grand succès, Fragments d’un discours amoureux (1977).
Elégance d’une graphie
C’est à l’époque de cet essai sur l’aventure sentimentale que Barthes a dessiné et peint, plutôt bien, avec des écritures abstraites proches de celles d’Henri Michaux. L’exposition, sous-titrée Panorama, montre l’élégance plastique de la graphie de Barthes.
Les «mouvements» d’Henri Michaux, exposés à la Maison de l’écriture de Montricher (VD), déploient l’alphabet mystérieux du poète belge (1899-1984). Des années 30 à la fin de sa vie, lancé dans l’exploration de son «espace du dedans», Michaux ne cesse de lancer des silhouettes et figures sur le papier.
Sous l’influence de la mescaline ou du hasard cher aux surréalistes, ce créateur des marges dépasse le langage commun pour incarner sa pensée mouvante dans de superbes, rapides mais aussi inquiétantes suites de signes hermétiques.
«Qui n’a voulu saisir plus, saisir mieux, saisir autrement, et les êtres et les choses, pas avec les mots, ni avec des phonèmes, ni des onomatopées, mais avec des signes graphiques? Qui n’a voulu un jour faire un abécédaire, un bestiaire, et même tout un vocabulaire, d’où le verbal serait entièrement exclu?» note Michaux dans Saisir.
Ses griffures postalphabétiques trouvent des antécédents à la Maison de Balzac à Paris, dans l’exposition L’écriture dessinée organisée par Dominique Radrizzani, directeur du festival lausannois BD-FIL. Ami de Balzac, le sculpteur Théophile Bra (1797-1863) invente en secret des écritures hallucinées proches de celles de Michaux.
Celui-ci est aussi présent dans cette étonnante présentation graphique, qui mêle Cocteau, Duchamp, Hergé et les membres du groupe Cobra de la fin des années 40, surtout son fondateur belge, Christian Dotremont.
Ce poète, ainsi que d’autres artistes de la mouvance surréaliste, était influencé par les recherches de Balzac sur la mise en forme des idées, de l’intuition à la pensée, de la pensée au verbe, du verbe à la typographie. Clairement pénétré de l’œuvre dessinée de Michaux, Christian Dotremont écrit sa vie en «logogrammes» parfois proches de la calligraphie arabe.
Une expérience créative qui rappelle également Jean Cocteau, lequel ne savait plus s’il écrivait en dessinant, ou dessinait en écrivant.
Victor Hugo, lui, avait besoin du dessin pour prolonger ses visions, observer et se souvenir. Toujours cet au-delà de l’écriture normée, qui permet d’aller plus loin dans sa pensée. A la Maison Hugo de Paris, les sombres rêveries graphiques de l’auteur de La légende des siècles sont mises en regard des dessins et peintures du Vaudois Louis Soutter (1871-1942).
En provenance pour la plupart du Musée des beaux-arts de Lausanne, les œuvres de Soutter convergent vers celles d’Hugo dans les descriptions moyenâgeuses, les visages étranges, l’héraldique ou l’univers de Shakespeare.
L’auteure franco-suisse de l’exposition, Julie Borgeaud, montre aussi la fascination d’Hugo pour les mythes et paysages helvétiques, comme elle décrit combien Louis Soutter, reclus dans son asile de Ballaigues, aimait illustrer Hugo.
Faire entrer en résonance ces deux grandes œuvres, c’est surtout souligner la présence corporelle de la création, la circulation d’énergie entre le crâne et le papier, quitte à dessiner aux doigts comme le pratiquaient Soutter et Hugo.
Une langue libérée
Au Centre Pompidou de Metz, c’est le cercle d’artistes proches de l’écrivain et ethnographe Michel Leiris (1901-1990) qui est présenté. Leiris le moderne, le promoteur d’une langue libérée, polysémique et onirique, qui avait autant la passion du verbe que celle de la peinture.
L’art africain (largement promu par Leiris), Picasso, Masson, Miró, Giacometti, Lam ou Bacon sont au rendez-vous de cet hommage à l’explorateur du verbe ancestral. Lequel relevait: «J’écris pour vivre complètement ce que je vis.»
Mais pourquoi cet afflux soudain d’expositions sur les écritures dessinées ou peintes, sur ces poètes ou romanciers qui croyaient si fort dans le langage de l’art? «Peut-être qu’elles sont une réaction à la disparition de l’écriture organique à cause de l’informatique et des écrans numériques, estime Dominique Radrizzani.
Elles font retour à un monde perdu, chaleureux, manuel, maintenant que le mot s’est digitalisé, dématérialisé et refroidi. Les écritures montrées dans ces expositions sont aussi des cheminements de pensée, avec leurs hésitations et les ratures.
Ce sont les laboratoires où naissent les idées, alors qu’aujourd’hui le langage nous arrive comme un produit prêt à la consommation, par e-mail, PDF ou SMS. C’est enfin la chance de ressentir une présence physique de l’auteur, sa trace personnelle sur le papier, non pas sa réduction dans des algorithmes ou traitements de texte.»
Sur les traces des faux Soutter
Commissaire de l’exposition Louis Soutter, Victor Hugo à Paris, Julie Borgeaud s’inquiète de l’engouement actuel du marché de l’art pour les dessins de l’artiste suisse. «Soutter est de plus en plus présenté par les marchands et les maisons de ventes comme le Van Gogh de l’art brut.
Alors même qu’il n’appartient pas à cette catégorie artistique. Mais celle-ci est de plus en plus convoitée par les collectionneurs.» Un grand dessin aux doigts de Soutter peut atteindre aujourd’hui plusieurs centaines de milliers de francs, ce qui alimente la spéculation autour de son œuvre.
Mais aussi, selon Julie Borgeaud, la production de faux, en particulier en Suisse. L’historienne de l’art, qui travaille à la reconstitution des cahiers de Soutter dans le cadre d’une thèse à l’Ecole des hautes études en sciences sociales de Paris, a ainsi collaboré avec l’Ecole des sciences criminelles de l’Université de Lausanne pour trouver un moyen fiable d’identifier ces copies.
Notamment par l’analyse des empreintes digitales de Soutter laissées sur le papier. Mais aussi, pour ce qui est des cahiers, par la technique du foulage, c’est-à-dire les traces laissées par le crayon ou la plume sur d’autres pages.
Michel Thévoz, ancien directeur du Musée de l’art à Lausanne et expert habilité à authentifier les dessins et peintures de Soutter, tombe régulièrement sur des faux. Sans s’en inquiéter outre mesure: «Ils sont tous grossiers, identifiables dans l’instant.
Soutter est en fait inimitable, tant son écriture corporelle est caractéristique, rigoureusement impossible à copier. Pour un faussaire, les faux Utrillo ou Chagall sont beaucoup plus faciles à produire.»
Catherine Lepdor, conservatrice en chef du Musée cantonal des beaux-arts, indique que des copies maladroites de Soutter circulent depuis longtemps. Au moins depuis les premières grandes rétrospectives de son œuvre en Suisse et en Allemagne dans les années 70.
Y a-t-il des faux parmi les 620 dessins de Soutter conservés par son musée? «Non, en aucun cas. Tous ont été clairement identifiés, notamment au chapitre de leur provenance.» Et Catherine Lepdor d’indiquer que le Fonds Soutter, unique au monde par sa richesse, sera particulièrement mis en évidence dans la collection permanente du futur Musée des beaux-arts à la gare de Lausanne.
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