Quantcast
Viewing all articles
Browse latest Browse all 4553

La chronique de Jacques Pilet: le vitriol d’Umberto Eco

Jeudi, 21 Mai, 2015 - 05:58

Ose-t-on dire qu’un géant de la littérature se prend les pieds dans le tapis? Umberto Eco publie un roman, Numéro zéro*, qui plonge dans la perplexité.

L’histoire se passe en Italie dans les années 90. Un groupe de journalistes éclopés prépare un quotidien qui ne verra jamais le jour. Il est financé par un «Commandeur» (coucou Berlusconi!), magouilleur dans les affaires et la politique. Son journal fictif lui sert à faire chanter ses adversaires, à brouiller toutes les réalités. Il en découle un tableau de la profession apocalyptique, «grotesque», dit l’auteur. Qui ajoute en riant: «J’espère qu’après avoir lu ce livre, les lecteurs se jetteront par la fenêtre!»

Pourquoi pas un tel pamphlet? Le journalisme n’en est pas avare, il mérite le sien… Le hic, c’est que l’intrigue est conduite comme un roman de gare, une gentille amourette, un suspense de polar boiteux. Passons.

Se peut-il vraiment que les rédactions ne soient qu’un ramassis de mythomanes, d’intrigants, de vendus, de médiocres asservis aux tireurs de ficelles? Il y a du vrai dans le tableau. Eco dénonce entre autres perversions le «complotisme». Les théories sur «tout ce qu’on nous cache». Il faut dire qu’il y a de quoi se méfier des apparences si l’on pense aux magouilles des services secrets au sein du terrorisme italien et du réseau anticommuniste Gladio.

Le héros branquignol du livre croit par exemple que Mussolini n’a pas été tué par les résistants mais qu’il a envoyé son sosie au casse-pipe et qu’il s’est échappé on ne sait où avec l’aide du Vatican! Il affiche sans ciller la démagogie des journaux qui appauvrissent le vocabulaire croyant plaire aux lecteurs, qui préfèrent à la politique le déferlement de potins roses et crapoteux.

Mais Eco tombe à son tour dans la manie du complot quand il affirme que les médias poursuivent de façon systématique de sombres desseins. Tous menteurs, les journalistes et les hommes politiques? L’accusation tient du café du Commerce. On attendrait mieux. Le penseur aurait pu analyser les dérives qui conduisent à bâtir, à force de surinformation accélérée et de regards stéréotypés, une société du paraître, de la fiction.

Dénoncer l’emprise de magnats plus financiers qu’éditeurs sur nombre de médias, très bien. Mais tout le paysage de l’information n’est pas sous leur tutelle. Or, même sans être soumis aux potentats, il donne un sentiment de superficialité trompeuse.

Le mal est insidieux. Il est à chercher dans un système qui encourage la paresse intellectuelle. Le flot des nouvelles nous submerge mais ne nous aide pas à comprendre. Il y a des exceptions bien sûr, des journalistes qui réfléchissent, approfondissent les sujets. Il y en a beaucoup aussi qui ne font que brasser l’information sur le Net et le papier, se bornent à recopier, titrer et sous-titrer, pêcher des images, sans plus. Ces employés de rédaction doivent faire vite et court. Ils s’y habituent et appellent encore cela journalisme.

Umberto Eco voit juste quand il déclare que nous sommes victimes de «l’aplatissement du présent». Il pourrait dire dictature du présent. La pression de l’actualité est telle qu’elle nous empêche de réfléchir et de dépasser l’émotion immédiate. Les journalistes ont leur part de responsabilité. Parce qu’ils négligent l’histoire, clé de tant de situations de crise, de la Syrie à la Libye, de l’Ukraine à Lampedusa… «Si Hitler avait lu Guerre et paix, il n’aurait pas attaqué la Russie», Eco dixit.

Les médias font pourtant plus de place au passé qu’ils ne le faisaient hier. Les magazines célèbrent les anniversaires à la une, des chroniques spécialisées apparaissent dans les journaux, la RTS fait bonne place à Histoire vivante. Mais la thématique reste confinée dans un genre à part, comme on parle de la santé ou de la vie des animaux. L’intelligence historique, avec ce qu’elle suppose de liberté d’esprit, n’imprègne pas le tintamarre de l’info. L’obsession de l’instant, sans voir ni en arrière ni en avant, menace de nous décerveler.

Les journalistes disent et redisent qu’ils doivent se réinventer. S’adapter aux nouvelles technologies, mieux travailler ensemble… C’est nécessaire. Mais encore? S’ils veulent justifier leur métier à l’avenir, ils devront faire plus que perfectionner leurs techniques: se montrer plus cultivés et vigilants qu’ils ne l’ont jamais été.
jacques.pilet@ringier.ch

* «Numéro zéro». D’Umberto Eco. Ed. Grasset, 224 pages.

Edition: 
Rubrique Print: 
Image: 
Image may be NSFW.
Clik here to view.
Rubrique Une: 
Auteur: 
Pagination: 
Pagination visible
Gratuit: 
Contenu récent: 
En home: 
no

Viewing all articles
Browse latest Browse all 4553

Trending Articles