Rencontre. Edouard Waintrop, directeur des Cinémas du Grütli, à Genève, mène pour la quatrième fois la Quinzaine des réalisateurs, une section devenue l’une des plus riches en découvertes du Festival de Cannes.
A la veille du lancement de la Quinzaine des réalisateurs, Edouard Waintrop, tout de noir vêtu – on dit que c’est un des traits distinctifs des critiques de cinéma, mais sous le soleil cannois cela ne se vérifie pas vraiment –, a déjà le sourire du vainqueur. Il faut dire que cette section parallèle du Festival de Cannes, qu’il dirige depuis 2012, a fière allure. Les Français Philippe Garrel et Arnaud Desplechin, le Portugais Miguel Gomes, le Belge Jaco Van Dormael ou encore l’Américain Jeremy Saulnier, dont les nouveaux films étaient dans les radars des festivals depuis plusieurs mois, sont finalement tous à la Quinzaine.
«Quand, l’année de mon arrivée, notre programme a été très bien accueilli par la presse et le public après deux éditions de crise, j’ai ressenti une immense fierté», lâche le Français, qui a passé l’an dernier la vitesse supérieure. P’tit Quinquin, Bande de filles, Les combattants, Le conte de la princesse Kaguya ou encore Whiplash, qui a fini par remporter trois oscars, autant de titres forts et de découvertes sidérantes qui ont confirmé cette tendance: la Quinzaine est une section phare du plus prestigieux festival de cinéma du monde.
Expérience fribourgeoise
Edouard Waintrop était journaliste avant de devenir sélectionneur, et ceci explique peut-être cela. «C’est vrai que la sympathie qu’ont les critiques pour moi est peut-être liée au fait que je faisais partie du sérail», admet-il. Lorsque, en 1999, on lui propose déjà de reprendre la Quinzaine, une section créée par la Société des réalisateurs au lendemain des événements de Mai 68, qui avaient aussi ébranlé la Croisette, il travaille alors pour Libération et ne s’estime pas prêt. Dans la foulée, il décide de quitter Paris, «parce qu’il y a une dureté et une tension inutile et négative». Il vit un temps en Espagne, puis s’installe à Perpignan. En 2008, le voilà qui passe finalement de l’autre côté de la barrière et prend la direction artistique d’une manifestation qui a alors besoin d’un souffle nouveau: le Festival international de films de Fribourg (FIFF).
Des quatre années qu’il passera au bord de la Sarine, il garde le souvenir d’une expérience humaine et formatrice. «A Libé, je travaillais seul, si ce n’est parfois avec un photographe. A Fribourg, j’ai appris à collaborer avec d’autres personnes, à respecter leur travail, à l’intégrer et, en plus, à aimer ça. Quand je suis venu à la Quinzaine, j’ai amené ce plaisir de bosser en équipe.» Après Fribourg, Genève. Au bout du Léman, Edouard Waintrop dirige depuis quatre ans les Cinémas du Grütli. Il y passe un tiers de son temps. Depuis son arrivée, il y accueille régulièrement des invités prestigieux, parmi lesquels plusieurs sélectionnés de la Quinzaine. Quand on possède un solide réseau, autant le faire fonctionner.
Plus de 1600 films
En juin, une dizaine de films présentés cette année sur la Croisette devraient de nouveau être projetés à Genève. Philippe Garrel fera notamment le déplacement pour défendre L’ombre des femmes. «Le Grütli profite de Cannes, mais en sens inverse, travailler à Genève m’a appris à mieux écouter le public, à savoir ce que je peux partager ou non avec lui. J’aime bien l’atmosphère suisse, qui est quand même plus légère qu’à Paris, comme j’aime l’adrénaline que me donne la Quinzaine.»
Avec son équipe de sélection, Edouard Waintrop a visionné cette année 1642 longs métrages. Il se dit écrasé par «un truc physique». Difficile de décrire plus précisément comment il a vécu les dernières semaines précédant l’annonce des titres retenus. «Beaucoup de films arrivent au dernier moment, et il semblerait que cela soit dû au numérique, au fait que les réalisateurs peuvent jusqu’au dernier moment travailler au montage. Mais il existe également d’autres raisons. Comme le festival officiel ne donne ses réponses qu’à la toute fin du processus de sélection, les producteurs se disent qu’il vaut mieux souffrir trois semaines plutôt que trois mois.»
Savoir parler des films
Depuis janvier, un titre était invariablement annoncé comme un sérieux concurrent à la Palme d’or: Les mille et une nuits, relecture contemporaine et politique du classique de la littérature arabe par le Portugais Miguel Gomes, révélé il y a trois ans avec Tabou, un essai en noir et blanc et en partie muet d’une audace folle. Coproduit par la société lausannoise Box Productions, ce film fleuve de plus de six heures, divisé en trois parties distinctes, est finalement projeté à la Quinzaine. Lorsqu’on parle à Edouard Waintrop de coup, il sourit, mais tempère: «On a vu le premier film un soir à 8 heures dans la cave de la Quinzaine, et on l’a trouvé formidable. On n’avait alors plus qu’une envie, voir le deuxième et le troisième, que l’on nous projetait le lendemain matin dans une vraie salle. J’ai tout de suite commencé à passer des coups de téléphone à la production. Et il se trouve qu’ils étaient en bisbille avec le festival officiel parce qu’on ne leur avait pas fait la proposition qu’ils attendaient. Or, nous, on leur proposait de les prendre à la Quinzaine, et en plus avec enthousiasme, ce qu’il n’y avait visiblement pas de l’autre côté. Ils sont donc venus chez nous. On a su leur parler de leur film, leur dire pourquoi on l’aimait. Savoir parler des films, c’est ce qui doit faire la différence.»
S’il parle des films, le boss de la Quinzaine n’écrit en revanche plus sur eux. Et ça lui manque. Il tenait jusqu’à l’année dernière un blog, Cinoque, mais n’a plus le temps de l’alimenter. Même s’il a appris plus de choses sur le cinéma en huit années de programmateur qu’en vingt-six ans de journalisme, il parle de mélancolie lorsqu’il évoque le plaisir que lui procurait le fait de coucher sur le papier les émotions ressenties face à l’écran large. En 2012, il avait néanmoins trouvé le temps de publier un essai sur les anarchistes espagnols. «J’ai quelques projets», avoue-t-il, évasif. Fin connaisseur du film noir, on le verrait bien un jour se pencher sur une histoire globale du genre, des Etats-Unis au Japon.
Au-delà du cinéma
Innovation. Le Festival Tous Ecrans a présenté une sélection de projets numériques suisses qui repoussent les frontières de la narration.
«Il s’agit de projets qui nous plongent dans le futur.» A l’issue de l’atelier Beyond Cinema, «au-delà du cinéma», organisé à Cannes par le Festival Tous Ecrans, Emmanuel Cuénod rayonne. Et ce n’est pas dû au soleil de plomb qui fait transpirer la Croisette entre deux projections. Si le directeur de la manifestation genevoise déborde d’enthousiasme, c’est parce qu’il a su attirer l’attention des professionnels avec les cinq projets d’un genre nouveau qui ont été présentés par leurs créateurs à l’enseigne du Pavillon Next. Un espace qui accueille, pour la deuxième année, ceux qui pensent les modèles narratifs de demain.
Innovation technique et inventivité artistique. C’est ainsi qu’Emmanuel Cuénod définit des récits interactifs comme la série d’animation Sequenced, réalisée par le collectif genevois Apelab, ou encore Late Shift, un film produit par la société CtrlMovie. Notamment destinée aux casques Oculus Rift, qui permettent une immersion à 360 degrés dans un univers fictionnel redéfinissant la question du hors-champ, Sequenced, qui compte au générique l’illustrateur John Howe, connu pour son travail aux côtés de Peter Jackson sur Le seigneur des anneaux, offre la possibilité au spectateur de suivre des embranchements narratifs différents en fonction des personnages regardés.
Coproduction anglaise dont le tournage vient de démarrer à Londres, Late Shift est un film classique, c’est-à-dire en prises de vues réelles. Mais à différents moments du récit, le spectateur peut influer sur le destin du personnage principal en lui faisant prendre une décision plutôt qu’une autre. Le champ des possibles qu’ouvrent les technologies numériques en matière de narration semble infini. Actuellement en phase de postproduction, le long métrage d’animation image par image Ma vie de courgette, réalisé par le Valaisan Claude Barras sur un scénario de la Française Céline Sciamma, va quant à lui être prolongé par une application mobile, développée par Apelab, permettant de jouer avec les marionnettes créées pour le film. Les produits dérivés de demain sont des applications pour tablettes et smartphones.
vers un soutien fédéral
La présentation chapeautée par le Festival Tous Ecrans a prouvé en une petite heure qu’en matière de créativité digitale la Suisse n’est pas en reste. Encore faut-il que ce pan de la culture de l’image, dans un pays riche en hautes écoles reconnues à l’étranger, soit pris au sérieux et soutenu. Emmanuel Cunénod attend à ce titre beaucoup du message culture 2016-2019 que s’apprête à voter le Parlement et dont l’un des points concerne l’innovation numérique.