Essai. Le poète suisse revient sur son amitié pour Francis Ponge dans sept textes magnifiques. Et dit sans ambages ce qu’il pense de son œuvre…
Il est peut-être entré en Pléiade, Philippe Jaccottet n’en continue pas moins, parcimonieusement, de publier des inédits ou des textes rares.
Après de passionnantes Taches de soleil, ou d’ombre, composés de notes de son journal, voici sept réflexions qui reviennent sur son amitié pour Francis Ponge (1899-1988), poète français majeur du XXe siècle. L’éditeur n’est autre que son fils, Antoine Jaccottet, fondateur du Bruit du temps.
Cela commence par l’enterrement de Francis Ponge, à Nîmes, en 1988. Etonnamment, constate Philippe Jaccottet, peu de monde est venu rendre hommage au poète du Parti pris des choses pourtant très étudié, notamment dans les écoles.
Un pasteur lit un psaume: «L’Eternel est mon berger (…) il me conduit dans de verts pâturages.» Jaccottet rebondit sur cette évocation du pré, pense au poème du même nom écrit par Ponge. Sa réflexion le mène à définir notre rapport au langage et au monde, rien de moins. C’est ce qui fait de Ponge, pâturages, prairies un essai précieux.
Virilité solaire
Mais il est aussi l’occasion de revenir sur un profond désaccord avec «l’ami». On ne saura pas ici ce qu’il aimait chez Ponge, mais on comprend que sa poésie représente, en partie, ce que Jaccottet entend éviter. Lui qui, pourtant, dès 1946, en avait fait l’éloge.
Car Ponge pouvait être «rodomont» en jonglant avec les mots. On l’applaudissait, mais «comme si le tour était presque trop réussi pour être tout à fait vrai». Autrement dit, c’était un faiseur.
D’après l’ermite de Grignan, Ponge n’avait que faire de l’invisible. Il avait le tort de lui préférer les objets concrets du quotidien (ce sont ses célèbres poèmes en prose: L’huître, La mousse, Le cageot, etc.).
Or, pour Jaccottet, le quotidien doit être une ouverture pour traverser le mur des apparences, se tourner vers l’énigme de la vie, «que l’on ne peut résoudre». Si Ponge a le nez sur son établi, Jaccottet, lui, tend «aux plus vastes dimensions de l’univers».
Ironiquement, l’œuvre du Suisse, cette poésie du peu, de l’effacement, cette discrétion qui dit en même temps qu’elle tait, a été critiquée elle aussi. On lui a reproché d’être déconnectée de la terre, d’avoir les semelles trop propres, d’oublier le corps et de ne pas assez «se frotter aux choses».
Si le protestant pèse chaque mot, on devine pourtant que cette amitié l’embarrasse toujours. Il cherche à s’en expliquer avec gêne. Les deux poètes sont comme l’eau et le feu. La brume s’opposant à la pyrotechnique des mots.
Car le poème ne doit pas être brillant. Il est comme une main qui touche celle du lecteur, aux portes de l’invisible. Comme «une nuit tellement nuit qu’elle éclaire doucement les pas». Malheureusement, notre temps est «infesté» de virtuoses…
Le 15 août 1968, Francis Ponge a écrit dans son journal qu’il trouvait le livre de Jaccottet, L’entretien des muses, «écœurant». Son ami vient donc de lui répondre, quarante-sept ans plus tard. Depuis, Ponge a paru en Pléiade de façon posthume. Il est vrai que seuls quelques privilégiés connaissent cet honneur de leur vivant. Dont Jaccottet, qui fêtera ses 90 ans le 30 juin prochain.