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World Press Photo: pris de vitesse

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Mercredi, 13 Mai, 2015 - 06:00

Médias. Contraint d’éliminer des images trop retouchées ou de disqualifier un reportage trop mis en scène, le principal prix du photo­journalisme mondial montre le retard qu’il a pris sur l’évolution très rapide du médium.

C’est l’histoire d’un prix international qui était la référence dans son domaine, mais dont la réputation est aujourd’hui entachée. Chaque édition du World Press Photo, qui récompense une fois par an le meilleur du photojournalisme, donne lieu désormais à des polémiques ou disqualifications.

Par la faute d’un règlement qui ne tient pas compte des évolutions rapides du médium photographique.

L’édition 2015, présentée jusqu’au 31 mai à Zurich, a d’abord vu 20% des images arrivées dans l’avant-dernière sélection éliminées. Le jury, réuni au siège de l’organisation du World Press à Amsterdam, a estimé que les photos proposées avaient été trop retouchées. Le règlement admet des nettoyages ou corrections mineurs des fichiers, mais pas d’addition ou de soustraction du contenu de l’image, ce qui était le cas.

Puis s’est présenté le cas du reportage du Romain Giovanni Troilo sur la ville de Charleroi en Belgique, premier prix dans la catégorie «Enjeux contemporains». En dix photos, Troilo décrit le «cœur noir de l’Europe» (le titre de sa série),ex-cité minière à l’abandon, sans repères sociaux, où les habitants sont obèses, adeptes du sadomasochisme ou du sexe dans des voitures la nuit sur des parkings glauques.

Pour cette dernière photo, Troilo avait spécifié dans sa légende qu’il avait mis en scène son image avec l’aide de son cousin, qui habite sur place. Mais cette précision n’a pas été retenue dans la légende communiquée par le prix World Press Photo.

Il s’est avéré ensuite qu’une photo d’une performance d’artistes autour d’un homme nu, allégorie d’un repas décadent, n’avait pas été prise à Charleroi, mais dans la banlieue de Bruxelles, ce qu’avait omis de préciser Giovanni Troilo. Le photographe italien a reconnu son erreur, mais il a tout de même été disqualifié.

Entre-temps, comme attendu, le maire de Charleroi s’était plaint de cette description selon lui trop négative de sa ville, dont la réalité quotidienne ne serait absolument pas conforme au reportage de Troilo.

L’affaire a fait grand bruit. Jean-François Leroy, directeur de Visa pour l’image à Perpignan, le rendez-vous mondial du photojournalisme, a décidé de ne pas exposer le World Press Photo lors de la prochaine édition du festival en septembre prochain, comme il le faisait chaque année.

Motif: le concours du World Press, aujourd’hui trop vulnérable aux mises en scène et aux altérations de l’image numérique, ne trouve plus sa place dans une manifestation qui promeut les valeurs fondamentales du photojournalisme, porteuses d’honnêteté, de vérité, de déontologie, de relation de confiance avec le public.

Jean-François Leroy a aussi critiqué la «photo de l’année» du World Press 2015, le cliché d’un couple d’homosexuels russes qui n’est selon lui pas une photo de presse, mais une «image d’illustration».

Voilà donc Femke van der Valk, responsable des expositions au sein de l’organisation du World Press Photo, peinée par la tournure que prennent les événements. Rencontrée à Zurich lors de l’ouverture de l’expo à Sihlcity, la jeune femme admet que la propre image du World Press est endommagée.

Mais qu’un groupe de réflexion a été mis en place pour clarifier la situation.

Remise en question

Une plateforme web ouvrira bientôt le dialogue avec les photojournalistes du monde entier, dont près de 6000 ont participé à l’édition 2015 du concours. Selon elle, les professionnels de la photo de presse ont désormais besoin d’informations plus précises sur ce que le prix attend d’eux, sur ce qui est autorisé ou ne l’est pas.

Une réflexion proche a mené le festival Visa pour l’image à créer, dès septembre, un centre international du photojournalisme à Perpignan, «à des fins culturelles, d’éducation et d’information».

C’est dire l’ampleur de la remise en question d’une expression journalistique qui remonte au début du XXe siècle, lorsque les journaux et magazines ont commencé à publier en masse des photographies d’actualité.

Dans les années 1950 déjà, un grand reporter comme W. Eugene Smith, qui travaillait pour le magazine Life et l’agence Magnum, remettait en question la neutralité du témoin sur les lieux de l’histoire en marche.

Accusé d’avoir mis en scène certaines de ses photos, Smith avait répliqué: «Je n’ai pas écrit les règles: pourquoi devrais-je m’y conformer? Je passe beaucoup de temps et de recherche pour connaître une situation. Je mets en scène une image si je sens que c’est légitime. L’honnêteté repose dans ma capacité à comprendre.»

Le bouleversement numérique a amplifié le fait qu’un photographe de presse esthétise toujours son propos et que sa description d’un événement procède toujours d’une série de choix (point de vue, focale, cadrage, profondeur de champ, etc.). De nouveaux types d’images se créent sans cesse, entre document et essai artistique.

Tout est digital dorénavant, entraînant une redéfinition de la relation au réel et une suspicion quant à la «vérité» de l’image photographique, surtout de presse. La photo elle-même se fond dans le grand tout des images de l’internet.

Plus que jamais, il importe de clairement identifier et décrire la nature d’un travail d’enquête photographique, par exemple grâce à des légendes détaillées. Mais qu’on laisse les Giovanni Troilo de 2015 exprimer leur propre vérité sur l’époque.

En quoi sa vision de Charleroi, qui montre explicitement ses artifices scéniques, serait moins «vraie» qu’un académique reportage en noir et blanc? Il est temps que des organisations tutélaires comme le World Press Photo et Visa pour l’image sortent de leurs vieilles certitudes pour incorporer des catégories photojournalistiques plus interprétatives, pour autant que ces registres différents soient spécifiés sans ambiguïté. Sans quoi elles jauniront et se craquelleront sans espoir de retouche pour les sauver.

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Mads Nissen
Giovanni Troilo LUZ
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