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Expositions: une mémoire trop sélective

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Jeudi, 7 Mai, 2015 - 05:59

Musées. Le génocide arménien? Pierre de Coubertin et Le Corbusier sympathisants du fascisme? Autant d’évidences prudemment occultées par des expositions en Suisse et en France.

Ce sont trois expositions actuelles, deux en Suisse, une en France, qui ont la particularité d’avoir des trous de mémoire. Des oublis bien sûr intentionnels, histoire d’éviter les sujets fâcheux.
Le cas le plus flagrant est la présentation de la collection d’art ancien de la famille Kalfayan au château de Penthes, à Genève.

Depuis des générations, les Kalfayan tentent de sauver un patrimoine arménien largement détruit par les Turcs lors du génocide de 1915. Pourtant, le musée de Penthes ne mentionne pas dans son exposition la terrible destruction du peuple arménien par l’Empire ottoman. Raison officielle: le musée est apolitique.

Vraie raison: les pressions de la Genève internationale, dont dépend directement le Musée des Suisses dans le monde installé au château de Penthes. Pas de vagues avec la Turquie, qui s’obstine à nier la réalité du génocide arménien.

A Lausanne, l’exposition qui célèbre les 100 ans de l’installation du CIO à Lausanne est présentée sur l’Helvétie, le bateau amarré à proximité du Musée olympique. La présentation donne bien sûr une part belle au baron Pierre de Coubertin (1863-1937), fondateur du CIO.

Des dessins et de courts textes le présentent comme un aristocrate bonhomme, «visionnaire et toujours en avance d’un projet», dont l’histoire de la venue à Lausanne est «un conte de fées». Si les collaborateurs à l’époque du baron, comme Godefroy de Blonay, ont droit à de courtes biographies, pas de trace de qui était vraiment Pierre de Coubertin.

L’entreprenant créateur du mouvement olympique, certes, mais aussi un navrant profasciste, raciste et misogyne, admirateur transi d’Adolf Hitler, lequel tenta – sans succès – de proposer Pierre de Coubertin comme lauréat du prix Nobel de la paix.

Or voilà, comme l’institution du château de Penthes, le musée du CIO est apolitique. Il est surtout un outil de communication olympique, prêchant une parole positive qui ne saurait s’encombrer de retours détaillés sur les pages sombres de son parcours.

A quand une vraie exposition sur Pierre de Coubertin, donnant des clés pour comprendre enfin la personnalité et l’action du promoteur du sport pour tous?

Culte de l’ordre

Le cas le plus intéressant de mémoire sélective est Mesures de l’homme, hommage du Centre Pompidou à Le Corbusier, à l’occasion des 50 ans de la disparition du grand architecte. La polémique sur les sympathies fascistes du Corbu bat son plein.

Trois livres récents viennent, chacun à sa manière, éclairer le climat intellectuel dans lequel le maître du modernisme a peaufiné ses théories entre-deux-guerres. Un Corbusier de François Chaslin, Le Corbusier, un fascisme français de Xavier de Jarcy et dans une moindre mesure Le Corbusier, une froide vision du monde de Marc Perelman contredisent le mythe d’un grand créateur apolitique, dont les mauvaises fréquentations n’auraient été que de l’opportunisme, lui qui voulait construire à tout prix.

Activiste de la pensée fasciste

Au contraire, affirment ces auteurs, Le Corbusier était un activiste de la pensée fasciste dans les années 20, 30 et même au début des années 40 lorsqu’il était un énergique collaborateur du régime pétainiste. Il existe bien un lien direct entre son culte de l’ordre, du machinisme, de l’angle droit, de l’autorité, de l’homme nouveau et son architecture.

Corbu, c’est une idéologie mise en forme, ce qu’oublie, ou plutôt ne veut pas voir, l’exposition du Centre Pompidou. Rencontré lors de la présentation de Mesures de l’homme le 28 avril à Paris, le commissaire Frédéric Migayrou balaie le reproche.

Il propose, dit-il, une relecture du travail de l’architecte centrée sur la figure humaine, laquelle repose au cœur même de son œuvre. Une précédente exposition du Centre Pompidou, ajoute Frédéric Migayrou, avait en 1987 abordé les différents aspects de la pensée de Le Corbusier.

Vérification faite, l’expo était restée très prudente sur l’attirance de l’architecte pour le totalitarisme, lui qui a proposé en vain ses projets à Pétain, Mussolini, Hitler et même Staline. Et Frédéric Migayrou de discréditer le sérieux des trois ouvrages en question, même pas écrits par des «scientifiques ou universitaires» (alors que Marc Perelman est un vrai universitaire).

L’exposition est passionnante, même si elle compte trop de peintures médiocres de Le Corbusier et perd parfois le fil de son idée forte: l’importance essentielle de l’humain dans une œuvre à nulle autre pareille. Mais l’argument «Corbu fasciste? Pas notre propos!» ne tient pas.

Le regard anthropologique de l’architecte est teinté de scientisme, d’eugénisme social, de la conception du corps comme une machine urbaine productive. Dans l’exposition, de petits lapsus viennent rappeler cette évidence, comme un livre préfacé par le docteur Alexis Carrel, que Le Corbusier admirait tant.

Le Carrel doctrinaire de l’élimination physique des plus faibles pour mieux purifier la race blanche. L’architecte lui-même écrivait: «Classez les populations urbaines, triez, refoulez ceux qui sont inutiles dans la ville.»

La statue du commandeur

Bref, le rapprochement entre cette conception mécaniste du corps sain, volontaire, viril, sportif et utile, proche d’ailleurs de celle de Coubertin, et les réalisations de Le Corbusier aurait été salutaire. Or la France peine toujours à examiner son passé trouble, surtout lorsqu’il s’agit de la statue du commandeur de l’architecture.

Pas touche! En Suisse, le regard sur Le Corbusier est désormais plus critique, plus informé, et on n’est pas près de revoir ses légendaires lunettes rondes sur un futur billet de banque. La France, elle, reste un panthéon: aux grands hommes, la patrie reconnaissante. Circulez si vous avez un avis différent.

En catastrophe, toutefois, Frédéric Migayrou a annoncé la tenue à Paris en 2016 d’un colloque international sur l’architecture de Le Corbusier dans les années 30. On pourra alors mieux juger sur pièces, peser les avis différents, se forger soi-même une conviction et pourquoi pas conclure à la relative intégrité du génie de la construction moderniste.

Le travail de fond, en somme, que devrait fournir toute exposition digne de ce nom en 2015. Au lieu de continuer à cacher ce qui n’a plus lieu de l’être. 

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Luc Debraine
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