Portrait. Qu’il parle ou qu’il écrive, le jeune auteur grison séduit avec ses histoires où le romanche enlace l’allemand et aguiche d’autres langues. L’écrivain a reçu carte blanche pour clôturer le forum des 100.
Elles se pâment toutes, les femmes de 7 à 77 ans, quand Arno Camenisch lit devant elles. Une tignasse en pétard, des œillades comme autant de flèches en plein cœur. Elles sourient quand il prononce les mots à sa façon, rythmée comme une rivière alpine qui chante puis claque contre la rocaille.
Elles retiennent leur respiration quand il suspend le temps au beau milieu du mot mélan… colie, quand il emporte son auditoire sur les terres vierges du langage qu’il a créé, où il est question d’une fabulus Fest, d’un grand-père qui avait sept doigts et demi et d’une mère qui s’écrie perlamurdadiu.
Elles rient quand il les conduit de sa voix chaude chez le Cuafför qui met du Spreï sur les cheveux afin que les coiffures tiennent bon quand, dans le train, elles tendent leur tête hors de la fenêtre.
Le romanche? Comme le Rhin, il coule de source pour Arno Camenisch, 37 ans, un enfant du val Surselva, plus précisément de Tavanasa, un hameau où le soleil disparaît le 8 novembre et ne revient que trois mois plus tard, mais où il baigna dans une polyphonie composée de sursilvan à la maison, de suisse allemand avec les gens qui montent de Coire, d’italien avec les voisins du dessus, de portugais avec d’autres travailleurs immigrés et de bon allemand à la télé.
Loin de lui dès lors l’idée de célébrer sa langue maternelle, de lui ériger un monument, de militer pour conserver sa pureté. «Le romanche, c’est simplement la langue de mon cœur, celle dans laquelle je fais l’amour et dans laquelle je mourrai.»
En attendant, c’est surtout celle qui nourrit ses livres et résonne, avec l’allemand, dans les salles et les rues où il lit ses textes en public. Seul ou avec Bern ist überall, ce collectif qui réunit des auteurs des quatre coins du pays, épris autant d’écriture que d’oralité, des écrivains qui montent sur les planches tels qu’Antoine Jaccoud, Pedro Lenz ou Noëlle Revaz.
Pour Arno Camenisch, au-delà du plaisir de prendre le public par la main, ces performances expriment aussi une démarche politique en faveur de la tolérance, une démonstration de l’enrichissement charrié par le métissage des langues.
Ces planches ont aussi révélé le charisme hors du commun de l’auteur. Sa voix aussi. Lui, il dit qu’il adore ça: «The sound is the soul, the rhythm is the pulse.» Et donne tout: «Sur scène, on quitte sa zone de confort, comme à skis quand les lattes commencent à flotter.»
On se souvient de l’an dernier, c’était tard dans la nuit, à la Foire du livre de Leipzig. La Suisse du livre, invitée d’honneur de la manifestation, donnait une réception dans le foyer du théâtre de la ville. Tout le monde parlait fort, buvait, riait, quand Arno Camenisch, censé donner une miniperformance, a commencé à parler.
Personne n’écoutait. «Comme une mer de sons devant moi.» Mais il s’est mis à ramer. Rassemblant toute sa force, il a fait monter sa voix, toujours plus fort, il a jonglé avec les langues jusqu’à ce que l’assistance dresse l’oreille, prête attention à ce curieux virtuose, puis se taise peu à peu. «Es isch immer wie leiser worde.» Jusqu’aux applaudissements.
Oui, le succès aussi semble couler de source pour Arno Camenisch, tant le jeune Grison a décollé comme une fusée. Il publie sans relâche, voit ses livres traduits dans plus de vingt langues, collectionne les prix et arpente le monde, invité à lire lors de festivals ou à écrire en résidence, comme actuellement à Bruxelles où il vient de rencontrer un autre Arno, le chanteur, mais cela est une autre histoire.
Le monde d’Arno
Avant même d’avoir terminé sa formation à l’Institut littéraire suisse de Bienne, où il vit désormais, il sort son premier roman en 2009, Sez Ner, en romanche et en allemand. Un regard tendre sur une vie rude, cruelle parfois: celle de l’alpage.
Dès lors pleuvent les distinctions, dont le prix de la meilleure fiction européenne décerné aux USA. Un an plus tard, Derrière la gare livre le regard d’un tout jeune garçon sur son village et ses drôles de zèbres d’habitants. Il recevra, comme Sez Ner, le prix bernois de littérature. Et, comme lui, sortira en français aux Editions d’En Bas.
Suivra Ustrinkata (pas encore traduit), l’histoire d’une dernière nuit avant la mort d’un bistrot de village. Prix fédéral de littérature, il conclut la trilogie grisonne en 2012. Depuis, il y a eu Fred et Franz, un dialogue de losers dont le théâtre de Berne a tiré une pièce qui marche très fort.
Et un recueil de textes courts l’an dernier. Sans parler de deux autres romans publiés en romanche.
En ce moment? Arno Camenisch ne sort pas sans son manuscrit qu’il ne cesse d’annoter et de compléter. D’ailleurs on le surprend penché sur lui, comme dans une bulle à se marrer tout seul, attablé à l’Odéon, un café biennois qu’il affectionne. Mais de ce livre à venir il ne pipe mot, sauf à son éditeur.
Il plisse les yeux, un autre truc à lui. «Désolé. Mais on dit que ça porte malheur.» Il sera beaucoup pardonné à Arno Camenisch quand il sourit comme ça.
L’écrivain, qui semble se fondre avec aisance dans la ville avec sa dégaine urbaine, son bonnet, son jean taille basse et ses baskets, connaît pourtant bien la montagne, lui qui passa quatre longs étés à l’alpage, levé à 4 heures du matin alors qu’il n’a que 9 ans, travaillant jusque dans la nuit pour chercher, la peur au ventre, des vaches égarées.
«Une torture, en fait, on avait la peau des mains qui s’ouvrait tant l’eau était froide», se souvient-il. Un monde rugueux, qui salit, qui pue, qui abîme, où la nature gronde comme une menace quand la pluie tombe à torrents, menaçant d’emporter les terrains, les bêtes et les hommes. A mille lieues de l’idée bucolique que s’en font les promeneurs du dimanche.
Partir, seul
Là-haut sur la montagne, dans son village, on ne lisait pas. Non. On jouait au foot, on fonçait sur ses skis, on provoquait parfois un «Carambolascha mit Turists» ou bien on regardait la télé.
Lire, écrire, cela ne coule pas de source dans une maison où ne trônaient que trois livres: l’un sur les champignons, un autre sur les animaux sauvages d’Afrique et un Lucky Luke.
Et puis il y a eu un enseignant, comme souvent dans la vie, qui lui apprend à observer le monde avec précision. Puis, un copain qui suivra l’école normale. Il ira aussi, deviendra instituteur plutôt que de se lancer dans de longues études. Après? Après, l’appel du large. Il quitte les Grisons, découvre le monde, l’Australie, l’Asie, l’Amérique latine.
Tout seul. Jusqu’à ce qu’un beau matin, à La Paz, une petite annonce sur l’internet lui saute aux yeux: l’école suisse de Madrid cherche un enseignant. Ce sera lui. Trois ans durant.
«C’est à Madrid que j’ai vécu le gros déclic, que je me suis mis à écrire intensément.» Aidé par la distance mise entre lui et sa vallée. Peut-être par cette mélancolie qui lui colle à la peau. Oui, partir, la fin, l’amour, ces thèmes le taraudent.
Il se souvient de Tavanasa et de son grand-père: «Il chantait des histoires déchirantes de personnages qui partaient pour ne jamais revenir, lui qui n’a jamais quitté son village.»
Arno est autre. Il part, toujours, comme ses personnages en mouvement perpétuel. Mais il revient. A Bienne où il écrit, où vivent sa petite fille et lui aussi. Reclus chez lui, il n’interrompt sa retraite que quand déboule Marie-Lou, 7 ans, qui passe trois jours chez lui, au moins, toutes les deux semaines.
Elle veut toujours des histoires qu’il lui raconte en romanche. Ils partent en balade dans la nature, «c’est sacré!», mais il l’emmène aussi au théâtre, au musée, découvrir ce à quoi il n’a pas eu accès.
Don Juan malgré lui
Le reste du temps, Arno Camenisch mène une existence plutôt solitaire. Un proche nous le décrira en Don Juan malgré lui. «Il y a chez lui une anxiété intérieure. Il tombe amoureux mais cela ne dure pas, comme si le bonheur ne collait pas à sa quête, à sa vie d’écrivain. Je ne sais pas si c’est un choix.»
Un peu embarrassé, l’auteur nous dira que oui, il est single, et non, cela n’a rien d’un choix délibéré. D’ailleurs il n’aurait rien, mais vraiment rien, d’un Don Juan. Partager sa vie avec quelqu’un et écrire, ce doit être possible. Même s’il admet que son travail absorbe toutes ses pensées, l’empêche parfois de dormir, comme la nuit dernière. Et tant d’autres.
A part les amis écrivains qu’il fréquente aux soirées de lecture publique, il voit peu de monde. Il lui faut du temps pour se lier, et du temps, il en a peu avec la vie qu’il mène, mi-nomade, mi-monacale. Son ami Pedro Lenz la décrit ainsi: «Comme des moines dédiés à leur foi, nous consacrons notre vie à l’écriture.»
Une existence modeste qui ressemble à l’écriture de Camenisch, un travail de réduction qui tend à l’essentiel. Une prose laconique. Ce jour-là, il nous dira plusieurs fois des phrases comme «Vivre, c’est renoncer» ou «Keep your life simple».
Alors il observe, précisément, et se souvient. Comment son grand-père coupait le pain, par exemple. Pas sur une planche mais contre son ventre. Parce qu’il est convaincu, Arno, que c’est la vie qui invente les histoires qu’il écrit.
Beat Sterchi, auteur bernois du fameux roman La vache et camarade de Bern ist überall, fut son mentor à l’Institut littéraire. Il y a découvert un jeune homme «extrêmement éveillé, curieux, une bête de travail aussi».
Telle une sage-femme, il l’a encouragé à pousser, à poursuivre dans son écriture, dense, pas bavarde, à puiser dans sa vie, aussi ancrée qu’universelle. Tout aussi emballé, Urs Engeler, lui qui avait fermé sa maison d’édition, en a fondé une nouvelle tout exprès pour Arno Camenisch.
Et le soutient dans sa voie singulière, «dans son opiniâtreté, dans cette langue à lui qui ne connaît pas de modèle», dit l’éditeur soleurois. A l’image de la relation qu’il entretient avec son éditeur.
Dans un documentaire que la télévision alémanique a diffusé en mars, on les voit, allongés dans des sofas, concentrés, amusés aussi, lire et commenter les mots d’Arno. «Komisch, comisch, Camenisch», comme écrit l’auteur qui, visiblement, séduit les hommes aussi.