Génocide de 1915. Que valent la mémoire et la morale devant la politique inte rnationale? Pas grand-chose, à voir les tergiversations genevoises sur un projet de monument arménien et une exposition amnésique au château de Penthes. Heureusement, la 56e Biennale d’art de Venise ose dire la douleur du passé grâce une nouvelle génération d’ar tistes de la diaspora arménienne.
«Qui se souvient des Arméniens?» aurait dit Adolf Hitler en août 1939, comme pour mieux justifier le génocide qu’il s’apprêtait à commettre en Europe. Effacer un peuple, c’est le jeter dans la fosse de l’oubli, avec l’assurance de ne pas avoir à rendre de comptes plus tard.
Cela a failli arriver avec le génocide arménien, le premier du genre (1,5 million de morts), dont on commémore en 2015 les 100 ans. Jusque dans les années 80, les livres d’histoire ne mentionnaient pas l’épuration ethnique organisée par le parti des Jeunes-Turcs, en plein Empire ottoman.
Il a fallu les attentats commis par l’Asala, l’Armée secrète arménienne de libération de l’Arménie, et, surtout, la tenue du congrès du Tribunal des peuples à Paris, pour que la mémoire du massacre réapparaisse, elle qui n’était entretenue qu’à l’intérieur des familles arméniennes.
Depuis, une vingtaine de pays, dont la Suisse, ont reconnu le génocide de 1915. Le Parlement européen l’a fait dès 1987. L’autre jour, le pape François a pour la première fois utilisé le mot qui fâche tant le gouvernement turc, aussi négationniste qu’il l’était il y a un siècle.
Malgré une frange toujours plus importante de sa population, en particulier les plus jeunes, prête à admettre enfin le principe d’une reconnaissance du génocide. Les Etats-Unis, subordonnant comme d’autres pays la morale à leurs intérêts (la Turquie est un membre important de l’OTAN) n’ont pas encore accepté de dire l’évidence.
La realpolitik contre l’histoire… C’est ce qui se passe également à Genève, qui a pourtant reconnu la réalité de la tragédie. Le mois dernier, le Grand Conseil refusait une motion qui demandait au Conseil d’Etat d’aller de l’avant avec la construction en ville du monument Les réverbères de la mémoire, dédié au génocide arménien et à tous les massacres du même type.
L’affaire traîne depuis cinq ans, une Genferei de plus. L’œuvre de l’artiste français Melik Ohanian, d’origine arménienne, prévoit la construction de neuf candélabres d’où perlent des larmes d’acier. L’installation ne condamne ni ne mentionne directement le génocide arménien.
«Elle est au contraire délicate et poétique», note Adelina von Fürstenberg, Genevoise, curatrice d’expositions de renommée internationale, également d’ascendance arménienne. «Ce qui arrive est absurde», ajoute-t-elle.
Il apparaît que l’emplacement choisi au départ pour le monument, le parc de l’Ariana, serait trop proche de la place des Nations, donc de l’ONU. Des membres du Conseil d’Etat ont prévenu le Département des affaires étrangères, lequel a mis en demeure la ville de choisir un autre endroit.
Raison: «Préserver un environnement impartial et paisible permettant aux Nations Unies et aux autres organisations internationales de s’acquitter de leurs fonctions dans les meilleures conditions-cadres possible.»
Ne pas froisser l’ONU ni le pouvoir turc…
Deux fois maire de Genève, aujourd’hui conseiller administratif, Rémy Pagani se souvient de la présence dans son bureau de diplomates ou «amis» turcs qui protestaient contre la construction du mémorial. Pour lui, l’œuvre de Melik Ohanian devra être érigée en ville, à l’Ariana ou autre part, car «on ne doit pas tergiverser avec le devoir de mémoire».
A voir. Le poids de la Genève internationale est pour l’heure plus important que celui de la Genève dépositaire des conventions de paix. Allez voir au château de Penthes, le Musée des Suisses dans le monde. Lui aussi proche de l’ONU, lui aussi dans l’orbite directe de la Genève internationale.
Dans le genre, c’est un exploit. Dans sa nouvelle exposition, consacrée à une collection privée d’art ancien d’Arménie, le musée réussit à ne jamais évoquer le génocide d’il y a exactement cent ans. «On nous a conseillé de faire profil bas», plaide-t-on au château de Penthes. Lequel, il est vrai, est apolitique.
Or, voilà une collection d’art, celle de la famille gréco-arménienne Kalfayan, dont le sens vise précisément à sauver ce qui peut encore l’être d’une culture éradiquée par les Turcs. Ces derniers ont en effet tué des femmes, des hommes et des enfants, mais aussi détruit leur patrimoine.
Cela continue aujourd’hui, comme récemment à Mouch, en Turquie orientale, où des centaines de maisons arméniennes séculaires ont été détruites. Les Kalfayan, depuis des décennies, s’emploient à collectionner les rares témoignages artistiques de la première nation chrétienne de l’histoire. Dans l’exposition de Penthes, l’artiste contemporaine Dionne Haroutunian, née en Suisse, parle des histoires de «massacres et de torture» qu’elle entendait enfant.
Des documents évoquent les pasteurs suisses qui recueillaient les enfants rescapés du génocide. Autant de traces de l’innommable dans une exposition qui préfère établir des liens géographiques entre la Suisse et l’Arménie plutôt que de dire que 2015, pour les Arméniens, n’est pas n’importe quelle année.
Pas meilleur moyen, pourtant, que l’expression artistique pour évoquer l’importance cruciale de la mémoire, surtout lorsqu’elle est contestée par les bourreaux. «L’art de qualité touche les gens et leur parle, remarque Adeline von Fürstenberg. Par sa capacité à se hisser au-dessus des polémiques, il reste le meilleur instrument de réconciliation que nous ayons.»
Adeline von Fürstenberg est la commissaire du pavillon arménien à la 56e Biennale d’art de Venise. Les créations contemporaines de la diaspora des jeunes artistes arméniens investiront bientôt le monastère mékhitariste, sur l’île de San Lazzaro.
Le lieu, fondé par le moine Mekhitar en 1717, préserve dans sa bibliothèque de manuscrits un pan important de la culture arménienne. Dès le 9 mai, une vingtaine d’artistes exprimeront l’importance du souvenir, de l’identité, de l’entente, mais aussi la longue ombre portée du génocide. Parmi eux, Melik Ohanian, qui montrera ses réverbères en morceaux, comme en attente interminable de leur réalisation à Genève.
Plus loin, le pavillon turc exposera les œuvres de l’artiste Sarkis, né à Istanbul, aujourd’hui de nationalité française, mais d’origine arménienne. Un membre de la diaspora d’Arménie pour représenter la Turquie? Le signe, peut-être, que la situation est en train d’évoluer. Et que l’art reste un vecteur indispensable du changement.




