David Brun-Lambert
Rencontre. Trois ans après «Super-Welter», le chanteur offre un album en rupture où sa pop soignée se pare d’une chorale d’écoliers. Discussion parisienne avec un garçon comblé par la paternité.
«Là, on parle de ce disque comme si de rien n’était. Mais lors de ma première rencontre avec ces gamins, je peux vous dire que je ne faisais pas le malin!» Et Raphael d’offrir ce sourire espiègle qu’il arbore au quotidien. Manières simples, phrasé franc, en cet après-midi idéal, l’auteur de Caravane se prête à l’exercice du question-réponse avec une courtoisie désarmante.
A quelques jours de la sortie de Somnambule, septième album studio, on découvre ainsi le chanteur amène, comme imperméable au stress, se racontant comme si l’intérêt dont il est l’objet depuis plus de quinze ans maintenant comptait si peu, finalement.
«Ce que je fais relève du petit artisanat», assure Raphael, tasse de thé portée aux lèvres et gestes souples de qui rechigne à la précipitation. «Je me vois comme un type qui va au bureau cinq jours par semaine et qui recherche quelque chose.
Exactement comme un chercheur d’or dans sa rivière; 280 jours sur 300, je reviens bredouille. Mais de temps en temps, je rentre avec une chanson sous le bras.» Frime, hâte, poses ou secrets minables entretenus pour mieux raffermir l’intérêt des médias ou des fans, très peu pour Raphaël Haroche, 40 ans à l’automne et figure choyée d’une pop française qu’il conçoit «à l’ancienne».
Comprendre: seule prime la mélodie quand tout le reste est secondaire.
Ses Rires et des cris
Trois ans après Super-Welter, «album de bagnole et franc du collier», comme il aime aujourd’hui à le présenter, Raphael déroute son monde en offrant une œuvre en rupture: ce Somnambule qui nous fait le rencontrer et par lequel il tord le cou à une thématique casse-gueule: l’enfance. «Ma femme était alors enceinte, se souvient-il.
Je méditais sur un projet qui traite de cet âge sans savoir quelle direction lui donner. C’est là que j’ai loué un appartement afin de travailler à de nouvelles maquettes. Les fenêtres donnaient sur une cour d’école maternelle. Du coup, toutes mes démos comportaient des cris et des rires d’enfants. C’est ainsi que ce nouveau disque a trouvé son point de départ.»
Une visite à la directrice de l’école primaire de la rue Houdon du XVIIIe arrondissement et une rencontre avec une professeure de musique plus tard, Raphael inaugurait une collaboration inédite où, conçues à quatre mains, ses chansons étaient ensuite répétées avec des écoliers.
«David-Ivar, du groupe Herman Dune, et moi, on s’est retrouvés chaque jeudi à 10 heures pour composer ensemble, se rappelle-t-il. On se donnait des idées, du courage, de l’enthousiasme. A 20 heures, quand on finissait, on avait invariablement une nouvelle chanson!
Je vous passe le moment de vérité lorsque j’ai rencontré les écoliers avec leurs yeux ouverts grands comme ça. Aux premières répétitions, tout était très intime. Puis, une fois qu’ils avaient appris leur partie, j’ai voulu le bordel! Qu’on s’amuse!»
Chant d’honneur
Enregistré en quelques séances – «jamais plus de deux prises par chanson», précise l’artiste –, Somnambule est cet objet curieux, par endroits étrange, séduisant toujours, où l’enfance se questionne en chorale ou à poil. Où les instruments grincent (Ça sent l’essence), les bruits parasites s’invitent (Par ici les ailes d’oiseaux), les accidents heureux s’embrassent (Primaire) et où la vie exalte dans sa crudité (Sur mon dos), ses peines (Maladie de cœur), ses coups de sang (Arsenal) ou promesses (Somnambule).
Cathartique, salutaire, nappé d’une inquiétude familière, cet album de Raphael s’envisage comme une lettre adressée «aux enfances», ou à qui veut. «A mes fils, bien sûr, concède le chanteur. Aux gamins de ceux que j’aime, aussi. Bien entendu à celui que j’ai été: un gosse heureux qui gazouillait constamment.
Un garçon qui a très tôt décidé qu’il serait chanteur. Non pas à cause de mes parents, des littéraires essentiellement épris de musique classique. Mais probablement à cause de David Bowie que j’avais vu à la télévision. Il m’avait impressionné. Et je m’étais dit: «Je veux faire ça de ma vie!»
Deux filles nous dépassent, dévisagent l’artiste puis, à peine assises, se poussent bêtement du coude, l’air de dire: «T’as vu qui c’est?» Si rien de la scène n’échappe à Raphael, il encaisse de l’air détaché de qui, au temps du carton de Caravane et du tube Et dans 150 ans, fut brusquement tiré de l’ombre, hissé au rang d’idole teen et vit son minois punaisé d’autorité aux murs des chambres des jeunes filles.
Trois Victoires de la musique et une tournée sold out des Zénith français plus tard, une «bruélisation» forcée menaçait cet intime d’Aubert, Christophe et Manset. Là, une chute: Je sais que la Terre est plate, album paresseux, néanmoins vendu, mais fraîchement reçu.
«C’était une époque où je disais toujours: «Le disque d’avant était de toute manière pourri, maintenant on rase gratis!» Cette période m’a été salutaire en ce qu’elle m’a fait dépasser cet état d’esprit.» Et recentrer cette belle âme sur ce qu’elle sait faire: de bonnes, parfois très bonnes chansons: Le vent de l’hiver ou l’impérial Manager.
Danseur modeste
Il ne tiendrait qu’à lui, on achèverait cet entretien ici, sur ses impressions de l’exposition David Bowie is actuellement montrée à la Philharmonie de Paris. «Un peu déçu. Quand même ému», concède celui qui ouvrit pour l’idole à l’Olympia en 2002. Hôtel de l’univers venait de paraître et son jeune auteur y chantait déjà l’amour.
«On ne parle que de ce qu’on connaît, pas vrai?» s’amuse-t-il. Treize ans plus tard, derrière ses jours zen jusqu’au bizarre – «Je ne suis pas un nerveux», souligne-t-il, sérieux cette fois –, Raphael se découvre en bosseur qui, entre la publication de Somnambule et un concert à ficeler autour de Manset dans le cadre des prochaines Francofolies, rechigne à flâner.
«Je ne suis heureux que lorsque je crée. J’ai constamment besoin d’être stimulé ou de fabriquer: que ce soit une chanson, un dessin, un film… Sinon, je m’emmerde!»
Raphael rit encore, mais du ton un peu inquiet cette fois de celui qui voit s’approcher les heures pour lesquelles il s’est soigneusement préparé. Une image nous vient: celle d’un boxeur concentré dans un coin. «Je pratique toujours la boxe, mais en gentleman. Mais j’ai beau m’accrocher, je suis nul sur un ring! Et bien loin de savoir danser comme le font les grands boxeurs.
Disons que mon niveau est celui d’un danseur très modeste. Ma découverte de ce sport correspond à une prise de conscience: pour continuer mon métier, je devais d’abord savourer ce que j’avais. Ne plus m’engager coûte que coûte dans une tournée de quatre-vingts dates, pour rester plutôt chez moi afin de pouvoir lire des histoires à mon garçon le soir. Mais aujourd’hui…»
Aujourd’hui est le temps du retour sur scène. Cette «cage aux fauves», comme il l’appelle dans le beau film Live réalisé par Jacques Audiard en 2011. Capturé en plans serrés, s’attardant parfois sur un détail minuscule ou cherchant, en le saisissant au plus près, à traduire le regard du chanteur, le cinéaste disait le lâcher-prise de Raphael en concert.
«Je reprends bientôt la route, après cinq ans d’interruption, s’exalte-t-il enfin. Chaque soir, on proposera un spectacle auquel participeront les enfants des conservatoires de chaque ville visitée. On se retrouvera avec les gosses durant la balance, on répétera un peu les titres de Somnambule et une fois venue l’heure, ce sera: «Allez, courage les gars!»
On l’observe bientôt qui quitte ce patio, démarche indolente et mot aimable offert à ceux qu’il croise. De cet instant passé en sa compagnie demeurent autant les chansons que la grâce.