Art graphique. L’illustrateur vaudois exilé aux Etats-Unis, 74 ans, se livre dans un récit qui éclaire sa pratique, selon lui aujourd’hui sur le déclin.
L’autobiographie d’un artiste, cette bête blessée, est toujours vulnérable à la complaisance, l’amertume et aux règlements de comptes, surtout si le créateur en question estime avoir été «incompris».
Le récit de vie d’Etienne Delessert, 74 ans, échappe pour l’essentiel à ces trois pièges, même s’il cède parfois à des pointes d’orgueil et à des piques envers ceux qui, selon lui, l’ont trahi, malmené ou lâché. S’il dessine mieux qu’il n’écrit, Etienne Delessert brosse avec brio, dans L’ours bleu, une carrière marquée par le talent incomparable de son trait, le goût du risque et une intelligence profonde de son art.
Dire qu’enfant ce fils de pasteur lausannois n’aimait pas dessiner. En revanche, «M’zelle Besson», sa gouvernante et bientôt mère de substitution (sa mère naturelle est décédée deux semaines après sa naissance en 1941), lui a inculqué le goût des contes. Et dans le même élan, à solliciter sans cesse son imagination.
Au gymnase, un professeur de français autoritaire le dégoûte des mots, l’encourageant à se tourner vers les images pour exprimer ses idées. C’est parti pour un apprentissage chez un graphiste de la place puis, rapidement, de premières responsabilités éditoriales, en particulier aux Cahiers de la Renaissance vaudoise, alors dirigés par Bertil Galland. Il a 20 ans, de l’audace et de l’ambition par kilos, et file vite à Paris. Il s’y fait rapidement connaître comme graphiste, concepteur de campagnes publicitaires, bientôt dessinateur.
Ce sont les années 60, le livre d’enfant existe à peine dans un monde de l’édition encore conservateur. Quelques génies tracent toutefois la voie, comme Tomi Ungerer, qu’il découvre à la librairie anglo-saxonne Brentano’s.
Alors que le Vaudois ambitieux s’installe, après Paris, à New York, son intérêt pour une littérature à même de captiver les enfants autant que les adultes ne cesse de croître. C’est pourtant la grande époque du graphisme publicitaire, de l’illustration pour les journaux et les magazines. New York est sa capitale.
Etienne Delessert s’y taille une belle place. Mais l’auteur croit comme Ingmar Bergman que l’enfance nous laisse des trésors de couleurs, de lumière et d’ombre que certains, plus tard, ont le talent de redécouvrir.
C’est à quoi parviendra Etienne Delessert, avec sa centaine de livres tirés au total à plusieurs millions d’exemplaires, malgré des échecs retentissants comme le long métrage d’animation Supersaxo. Des travaux communs avec Piaget et Ionesco affineront encore sa capacité unique à allier douceur du dessin et la violence des angoisses enfantines.
La souris, les albums de Yok-Yok, les illustrations des classiques de la littérature enfantine, mais aussi un travail pictural on ne peut plus adulte qui laisse la part belle aux portraits et aux gouffres profonds. Et le travail, toujours, pour les grands titres de presse.
L’ours bleu vaut en particulier pour sa réflexion fine sur l’art graphique, selon Etienne Delessert bien plus à même de transcrire la tension d’une époque que «l’art pur», désormais aveuglé par les règles et le pouvoir des marchands. La description de sa propre pratique, et de son sens, par cet artiste hors pair mérite d’être lue.
En particulier lorsque son chat, dans la grande maison du Connecticut où Etienne Delessert vit depuis trente ans, observe avec attention la succession des esquisses, du crayonné sur papier calque, du report sur papier fort, du tracé à l’encre sépia, de la longue mise en couleur… Un délice.