Incroyablement proche, massivement méconnue.Milan est cette terre d’invention, nourrie du miel de la Renaissance, où l’Europe centrale épouse l’«Italian touch». Vous allez visiter l’Expo 2015? Profitez-en pour la découvrir: elle a du goût.
«Aller manger du fromage dans l’un des endroits les plus moches du monde, c’est absurde!» Beppe Grillo a sorti l’artillerie lourde contre l’Expo 2015, qui ouvre ses portes le 1er mai à Milan. On l’aura compris, le leader populiste, fondateur du mouvement Cinque Stelle, a des doutes sur la pertinence de tenir, dans la capitale lombarde, une exposition universelle sur le thème «Nourrir la planète». Et surtout: il n’est pas Milanais (mais Génois).
Ecartez l’outrance du propos, il en reste quelque chose. Milan traîne une réputation de cité froide et grise. Une réputation objectivement injustifiée – «Vue d’avion, la ville est à dominante verte, c’est même une des plus vertes d’Europe, et son brouillard légendaire a disparu depuis longtemps», note Massimo Polidoro, auteur de Milan insolite et secrète. Mais l’objectivité ne peut rien en matière de réputation. D’où vient cette dernière?
Milan n’est pas pittoresque. Sa beauté ne colle pas avec le cliché d’exportation de l’Italie: plus mitteleuropéenne que méditerranéenne, plus XXe siècle que Quattrocento. Non qu’elle soit née d’hier. Elle a été, avant Ravenne, capitale de l’Empire romain d’Occident, puis épicentre de la chrétienté (édit de Milan, en 313). Elle a écrit des pages parmi les plus brillantes de la Renaissance avec Léonard de Vinci chez les princes Sforza – le château est toujours là, les machines volantes aussi, au Musée des sciences et de la technologie, sans compter la Sainte Cène dans le réfectoire de l’église Santa Maria delle Grazie. A cette époque déjà, elle voyait affluer des grands d’Europe pour un shopping mode assez pointu: celui de l’armure. Le tombé des modèles issus des ateliers de la Via degli Armorari (rue des Armuriers, derrière le Dôme) était réputé inégalable.
Mais la capitale lombarde a aussi été abondamment détruite et reconstruite. Ajoutez à cela qu’une bonne partie de ses plus intéressants trésors – comme le Museo del Novecento, Villa Necchi Campiglio – portent la marque sulfureuse des années 30.
Novecento
La gare? Ah, non, la gare est victime d’un affreux malentendu. «Elle n’est pas fasciste, elle est néobabylonienne!» s’insurge l’architecte milano-lausannois Arduino Cantàfora. Roma Termini, Santa Maria Novella à Florence sont des gares conçues dans le langage architectural fasciste. La stazione centrale de Milan, elle, a été dessinée en 1911, au lendemain de l’Exposition universelle de 1906, portée par ce souffle moderniste qui tend à la célébration d’un futur brillant. «Dans l’esprit de l’époque, les gares sont les nouvelles cathédrales laïques. L’emphase de leur langage est d’abord un hymne à la modernité.» Problème: cette emphase a été reprise à son compte par l’idéologie fasciste, et de toute façon notre époque préfère la nostalgie à la modernité. Milan, elle, aime le futur depuis toujours.
Tenez, montez sur le toit de son plus vénérable monument: comme Alain Delon et Annie Girardot dans Rocco et ses frères, offrez-vous le plaisir indémodable d’une promenade au milieu des flèches du Duomo. Que voyez-vous, entre la Madonnina et les statues de saints équilibristes? La nouvelle skyline du quartier de Porta Nuova, dominée par la flèche de la tour Unicredit: la moderne icône milanaise lorgne du côté d’Abou Dhabi.
Oubliez un instant Bramante et Le Caravage, allez-y voir (métro ligne verte, arrêt Garibaldi). Inaugurée il y a un peu plus de deux ans, la place Gae Aulenti, épicentre du nouveau quartier qui mêle bureaux, habitations et commerces, est stylée, plaisante et déjà incroyablement vivante. Cette réussite n’a pas échappé aux investisseurs qataris, qui s’étaient engagés jusqu’ici à hauteur de 40% dans le nouveau quartier: fin février, ils en sont devenus les uniques propriétaires. Dire que Milan a reculé devant l’idée de construire une mosquée pour l’Expo 2015, ont ironisé les commentateurs inquiets de voir l’émirat sunnite, qui a déjà gobé le Shard de Londres, le Carlton de Cannes ou le Schweizerhof de Berne, poursuivre sa stratégie de rachat de l’Europe. Au contraire, réjouissons-nous, ont rétorqué les optimistes: c’est la preuve que Milan la dynamique attire les investisseurs. En l’occurrence, la mise est estimée à 2 milliards d’euros.
Quoi qu’il en soit, il faut aller à Porta Nuova, pour voir un autre spectacle: celui de l’ébouriffant mariage du vieux et du neuf. C’est en effet à deux pas de l’éclatante place Gae Aulenti que se déroule Corso Como, cette rue de périphérie rétro transformée en Olympe du style grâce au flair inimitable de Carla Sozzani. «La Vénus de Milan», comme l’appelle le magazine M du Monde, a la blondeur botticellienne mais surtout le flair qui tue. Elle a tout fait avant tout le monde, y compris diriger Vogue USA avant Anna Wintour. Et quand, en 1990, elle a ouvert son enseigne 10 Corso Como dans un ancien garage sur cour très loin de la chiquissime Via Montenapoleone, c’était pour inventer, avant Colette à Paris, le premier concept store: «En femme de presse, Carla Sozzani a imaginé un espace où l’on se promène comme on feuillette un magazine, explique sa collaboratrice Stefania Arcari: ici la photo, là la mode, les livres, le coin déco, le bar-restaurant.» Vingt-cinq ans plus tard, la ville est littéralement venue à elle.
A 10 Corso Como, les légendes du style côtoient les créateurs émergents. Martina Grasselli, 33 ans, est l’une de ces étoiles montantes (sous le nom de marque de Coliac). Carla Sozzani a élu cette saison sa collection de chaussures bijoux, qui décolle en flèche aussi à l’international. Concept: des derbys de garçonne, mais pimentés de perles et de brillants, amovibles ou non, pour passer du jour à la nuit sans s’arrêter. Stylé, ingénieux, fonctionnel, très milanais, quoi. «Ça plaît aux femmes des villes, dit la styliste, qui comme moi travaillent et doivent aller vite.»
«Cotoletta» et «Wienerschnitzel»
Le XXe siècle, donc. Mais aussi l’empreinte de Marie-Thérèse. Milan a été également espagnole et française, mais c’est sa période autrichienne, au XVIIIe siècle, qui a eu le plus grand impact sur son caractère. Dans ses pasticcerie, ses salons de thé tout de bois sombre et de cristal, on est plus proche de l’Europe centrale que de Paris ou de Madrid. Et puis il y a la Scala, véritable enfant de l’amour entre la ville et l’impératrice.
Maddalena Novati, conseillère musicale au Museo del Novecento, raconte: «Les théâtres avaient brûlé. De grandes familles se sont regroupées en une sorte de coopérative pour financer les travaux d’un nouvel immeuble de prestige. En échange, elles bénéficiaient à vie d’un balcon, qu’elles utilisaient d’ailleurs comme un véritable salon mondain.» L’impératrice non seulement fit en sorte que le projet des palchettisti (de palchetto, «balcon») se réalise, mais en plus elle les exempta d’impôts à vie en guise d’encouragement. «Marie-Thérèse a compris Milan», dit Arduino Cantàfora. Et une soirée à la Scala reste une expérience unique. «Sortir de là les oreilles pleines de Verdi, se retrouver face à la statue de Leonardo, faire trois pas et voir le Duomo, c’est magnifique: cette ville a une épaisseur historique rare», l’avocat genevois et blogueur à L’Hebdo Charles Poncet parle en habitué. Il fait partie du cercle envié des abonnés à la Scala (lire son article en p. 43). Il faut dire qu’il a ses entrées: de mère milanaise, il a renoué, après un «break de quarante-cinq ans», avec une amoureuse du cru.
Comme Arduino Cantàfora, bien des Milanais s’accordent à penser que leur ville n’a jamais été mieux administrée que sous Marie-Thérèse d’Autriche. Ils sont moins unanimes à décider, du Wienerschnitzel ou de la cotoletta alla milanese, lequel a devancé l’autre. Giovanna Motta, experte en gastronomie historique, pencherait plutôt pour l’invention milanaise. «La chapelure, en tout cas, était très présente à la table des Sforza, car sa couleur rappelle l’or, tout comme celle du safran.» La signora Tullia, aux fourneaux de la formidable Trattoria Tagiura depuis 1962, imagine plutôt une invention autrichienne. «Ce qui est sûr, c’est que chez nous elle rôtit dans le beurre.» Et pour conserver son moelleux, elle passe dans la farine d’abord (avant l’œuf et la chapelure). La même recette qu’à Vienne, en somme. Sauf qu’à Milan l’escalope devient côtelette, avec os obligatoire.
Tourisme du troisième type
Milan est une belle femme dont les charmes se dérobent aux regards, disent ses habitants. Merci du cadeau, pensent les néophytes. C’est compter sans de talentueux passeurs comme Giuliano Gaia et son équipe de Leonardoamilano: maîtres du «tourisme de l’expérience», ludique, multisensoriel, innovant. Leur spécialité de départ, c’est Léonard de Vinci, mais elle s’est rapidement étendue à l’histoire de la ville en général.
Avec l’Esperienza Cenacolo (Holy Scene Experience en version anglaise), ils vous promènent dans les ruelles cachées de la Milan romaine, vous initient aux beautés de la basilique Sant’Ambrogio et, avant de vous emmener voir la Sainte Cène à Santa Maria delle Grazie, ils vous convient à un surprenant jeu de rôles où vous prenez la pose dans la peau de Jésus, Judas, saint Jean ou l’un des autres. Une manière amusante mais moins légère qu’il n’y paraît d’entrer dans la bouleversante fresque de Léonard de Vinci et dans les intentions de son auteur. Parmi les offres phares de Leonardoamilano, il y a aussi l’«apéritif Renaissance», avec présentation, minivisite guidée et dégustation de boissons et de mets d’époque, reconstitués par Giovanna Motta. C’est un mélange de propositions original, intelligent, fait avec goût et humour.
Giuliano Gaia, tout comme la cofondatrice de Leonardoamilano, Stefania Boiano, allient des compétences muséales et numériques. Ils ont passé par le Moma de San Francisco (lui) et la National Gallery de Londres (elle). «Nous nous inspirons de la didactique anglo-saxonne, explique le quadragénaire Giuliano, pour transmettre la culture de manière amusante et sensorielle.» Ça marche: lancé en 2007, Leonardoamilano attire de 5000 à 6000 visiteurs par an. Et s’attend à une belle affluence à l’occasion de l’Expo 2015.
Jardins et cours privées
L’Exposition elle-même déploie son site dans la localité périphérique de Rho, joignable en train depuis la Suisse sans passer par Milan: ceux qui veulent éviter la ville peuvent donc parfaitement le faire. Les CFF ont même prévu des trains spéciaux qui permettent de faire l’aller-retour dans la journée. Mais ce serait une erreur: «La partie la plus intéressante de l’Expo 2015 se passera hors expo!» prédit l’éditeur Mauritio Messina. Entendez: tout comme durant le Salon du meuble, Milan ouvrira ses jardins et ses cours privées et fourmillera de rendez-vous gastronomiques et culturels originaux. Tout comme le tourisme d’expérience, le tourisme événementiel a ici une longueur d’avance.
Génie de milan
«Je crois au genius loci, dit Arduino Cantàfora. Il y a des lieux porteurs d’une certaine tension créative. Milan est de ceux-là, c’est une ville d’inventions et de solutions. Mais elle a aussi puisé sa force dans un autre atout: celui qui avait une idée en ville trouvait, dans un rayon de 30 kilomètres, l’artisan ou l’industriel capable de matérialiser l’objet qu’il avait imaginé.»
Sans même s’en rendre compte, Arduino Cantàfora a parlé au passé. Que reste-t-il du génie de Milan? De ce mélange d’ingéniosité, de savoir-faire, d’épaisseur culturelle et de sérieux autrichien qui a fait d’elle la locomotive du made in Italy? Les scandales qui ont marqué, l’an dernier, le chantier de l’Expo ont porté un sacré coup à son image: la fière cité industrielle était donc, elle aussi, gangrenée par la corruption et l’infiltration mafieuse.
«Jusqu’ici, nous n’avons subi que l’apport négatif de l’Expo 2015, dit Mauro Ferraresi, professeur de sociologie de la consommation à Genève et à Milan et directeur du master Made in Italy à l’Université IULM de la capitale lombarde. Mais je prends le pari que la manifestation sera un succès et que, dans quelques mois, la ville en sera transformée.» L’intervention de Raffaele Cantone, le magistrat nommé pour faire le ménage dans la gestion du projet, semble porter ses fruits et le chantier rattrape son retard. L’optimisme est permis. Ils sont nombreux, ceux qui croient au futur de la ville qui aime le futur.
Mauritio Messina, par exemple: il y a deux ans, en réponse à la morosité qui plombe le monde de l’édition, il a pris la tête d’une nouvelle maison, Guerini Next, spécialisée dans le domaine de l’économie et du management. «Face à une phase entrepreneuriale difficile, nous misons sur le renouvellement des compétences.» Guerini Next a une approche marketing originale axée sur les micromarchés et réfléchit au livre du futur. Elle a par exemple édité un manuel de comptabilité mi-papier mi-plateforme on line qui fait un tabac auprès des étudiants de la prestigieuse Université Bocconi. «Je ne crois pas à une totale dématérialisation des supports, dit encore Mauritio Messina. Le livre de l’avenir est hybride.» La capitale italienne de l’édition n’a pas dit son dernier mot.
Pour l’avenir du made in Italy proprement dit aussi, l’optimisme n’est pas déplacé. «Après avoir abondamment délocalisé dans les années 90, les entreprises commencent à rentrer, observe encore Mauritio Messina. Produire en Chine ou ailleurs n’est plus si avantageux, et les dirigeants se rendent compte que, travaillés ici, leurs produits bénéficient d’une valeur ajoutée immatérielle irremplaçable.»
Made in Italy
Certes, «une certaine excellence technique s’est perdue», admet Mauro Ferraresi. Celle qui, dans le sillage de Leonardo, a fait de Milan une terre de formidables ingénieurs. Mais pour les secteurs de la mode, du design et de l’alimentation, l’horizon est raisonnablement dégagé. «Même au plus profond de la crise, en 2008, le made in Italy a tenu le coup grâce aux exportations.» Elles sont en hausse. Et aux toutes dernières nouvelles, la reprise pointe le bout du nez.
L’optimisme de Mauro Ferraresi est peut-être de façade. En tout cas, il fait mentir la réputation des Italiens comme champions de l’autodénigrement. Et il est contagieux: «Venez à Milan pendant l’Expo. Vous allez voir une ville ouverte jour et nuit, ce sera une véritable kermesse de la culture et de la street food. Entendu. Ne reste plus qu’à trouver une chambre d’hôtel.
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