Quantcast
Channel: L'Hebdo - Culture
Viewing all articles
Browse latest Browse all 4553

Série «Empire»: Dallas au pays du rap

$
0
0
Jeudi, 26 Mars, 2015 - 05:59

Décodage. En une saison, la série hip-hop «Empire» s’est imposée comme l’un des plus grands succès de la télévision américaine. Derrière ses airs de soap-opéra rap, elle interroge en creux la délicate question raciale aux Etats-Unis.

Lucious Lyon, un magnat du hip-hop condamné par la maladie, ne dispose que de quelques mois pour désigner l’un de ses trois fils à la tête de son groupe discographique. Au même moment, son ex-femme sort de prison, décidée à régler ses comptes. C’est là la trame d’Empire qui, entre rivalités, sexe et querelles familiales, croise les enjeux du Roi Lear, les codes du soap-opéra et l’imagerie «gangsta rap». Couronné par une audience record, ce «Dallas hip-hop» diffusé depuis janvier par le réseau Fox, est à présent le programme TV le plus puissant outre-Atlantique. Mais comment expliquer les raisons de son immense succès?
Lorsque le groupe de Rupert Murdoch met en production la série du réalisateur Lee Daniels (Le majordome) et de l’acteur et scénariste Danny Strong (Hunger Games: La révolte) en janvier 2014, peu sont ceux qui parient sur un raz-de-marée. D’abord parce que, depuis le lancement de 24 heures chrono il y a quinze ans, la Fox n’avait plus brillé par son audace créative. Ensuite parce que la représentation d’une famille afro-américaine à la télévision n’avait pas été abordée depuis le Cosby Show, trente ans plus tôt. Enfin parce qu’il y avait tout à craindre d’une série annoncée comme un soap-opéra – genre sentimental observé comme moribond, sinon honteux – inscrit dans un cadre inédit: celui, cru et scandaleux, du hip-hop.
Jouissif et éclairant
Résultat: trois mois après son lancement, Empire est au cœur de toutes les attentions. Michelle Obama serait fan. Les idoles pop supplient pour y apparaître (après l’ex-égérie grunge Courtney Love et le top Naomi Campbell, au tour du rappeur Snoop Dogg de jouer les guest stars). Les annonceurs se bousculent. Les produits dérivés pleuvent. La bande originale signée du producteur Timbaland s’arrache. Une tournée Empire est prochainement envisagée dans les grandes villes US. Parmi les rumeurs impossibles relayées par les blogs: une hypothétique apparition du président américain en personne au cours d’une deuxième saison déjà mise en production! Empire est à présent annoncée sur les télévisions d’Europe à la rentrée.
Menée par une figure patriarcale dominatrice et une mère tapageuse (attachante Taraji P. Henson), la série en fait des tonnes, déroulant ses intrigues dans un entrelacs ininterrompu d’engueulades monstres et d’unions molles, de beat rap et d’envolées soul, de sexe bourrin et de tendresse pâle, de flingues et de champagne. A cause – ou en raison – de sa vulgarité, la série séduit finalement à la manière d’un plaisir coupable: excessif peut-être, grossier souvent, mais foncièrement jouissif. Eclairant, aussi.
Voies parallèles
Eclairant parce que, dans un pays où le président est Noir, où Beyoncé et Jay-Z font figure de couple royal et où la santé de l’industrie discographique est assujettie à celle du marché du hip-hop, Empire diffuse un discours fardé, mais original, sur la condition afro-américaine aujourd’hui. Plus trace des bonnes manières chez les membres du clan Lyon qu’on découvre durs, avides, suffisants, déterminés. Mais doués. Sacrément!
Etre Obama ou non… Empire induit ainsi l’idée qu’il n’y a toujours pas de place impartie à l’homme noir en Amérique. Que, malgré les avancées sociales incontestables dont y jouissent les minorités, nombreux sont ceux qui ne disposent pour s’en sortir que de voies parallèles, parmi lesquelles la musique. Le hip-hop, en particulier. Ce rap qui résonnait hier au cœur des taudis qu’auscultait The Wire, et qui investit à présent les rues de Ferguson, théâtre d’un «retour de la vieille terreur raciale américaine», selon Nik Cohn.
Magie secrète
«On ne peut parler de rien aux Etats-Unis sans évoquer la question ethnique, rappelle l’écrivain irlandais, inventeur de la critique rock au cours des fifties et auteur notamment de Triksta, captivante plongée dans le monde du rap à La Nouvelle-Orléans. Dans la psychologie de la classe moyenne américaine, les Noirs se classent en deux groupes distincts, souligne-t-il: le «good Negro» («le bon Noir») et le «bad Nigger» («le mauvais nègre»). Le premier est ce qu’a incarné Marvin Gaye: beau, éduqué, romantique. James Brown était son opposé: fier et intraitable.»
De ces deux figures archétypales, la seconde exerce depuis les années 20 et l’avènement du jazz une intense fascination dans l’imagination de la jeunesse blanche. Qu’y lit-elle? Une flamme, une magie secrète dont elle se sentirait dépourvue. «Cela, les rappeurs l’ont parfaitement compris, poursuit Nik Cohn. En exagérant les stéréotypes du «bad Nigger», ils ont fait frissonner les gamins blancs à bon compte et engraissé l’industrie. Leur gangsta rap n’avait beau être que du théâtre, son impact fut pourtant considérable.»
Du gangsta rap et son lot de thématiques scandaleuses (fric facile, homophobie, misogynie, etc.) pour dire la condition des Afro-descendants aujourd’hui, alors. Sous couvert de soap balourd, de gesticulations et d’infrabasses, Empire est donc aussi cela: la chronique d’une famille black, moderne et shakespearienne en diable qui, n’ayant rien oublié des morsures de la rue, entend préserver son trône, quoi qu’il en coûte. Une méditation déguisée peut-être, mais néanmoins hardie, sur le rêve américain et son envers du point de vue de ses minorités. 

Edition: 
Rubrique Print: 
Image: 
Fox / Keystone
Rubrique Une: 
Pagination: 
Pagination visible
Gratuit: 
Contenu récent: 
En home: 
no

Viewing all articles
Browse latest Browse all 4553

Trending Articles