Rencontre. Le romancier new-yorkais confirme avec «Snow Queen» qu’il est un maître du réalisme magique à l’anglo-saxonne.
Il a un bracelet de cuir au poignet droit, une voix qui densifie l’air du salon de son hôtel de l’île Saint-Louis à Paris. Il est beau, incontestablement. Michael Cunningham, 63 ans, est un activiste qui s’accrochait aux grilles de la Maison Blanche après avoir interrompu un discours de George Bush devenu un poète qui, à force d’admirer Virginia Woolf, en a fait un personnage de roman avant de se réincarner carrément en Virginia Woolf: il est aujourd’hui le romancier qui se glisse avec le plus de subtilité, de finesse et de succès dans le flux de conscience (le fameux stream of consciousness de Woolf) de ses personnages. Telle Woolf, tel Cunningham. Et quels personnages!
Laura Brown, dans Les heures, qui se cache dans un hôtel de sa propre ville pour lire
Mrs. Dalloway alors que son jeune fils l’attend pour confectionner un gâteau d’anniversaire. Lucas, gamin à la Zola des taudis de Broadway dans Le livre des jours, qui récite Feuilles d’herbe de Walt Whitman devant la machine qui lui broiera le bras. Constantin Stassos, l’immigrant grec devenu promoteur immobilier dans le New Jersey, héros de
De chair et de sang dont la famille se déchire. Peter, le galeriste d’art de Crépuscule, bousculé par l’irruption du frère charmeur, androgyne et drogué de son épouse. Femmes, hommes, enfants, ils traversent les siècles et les villes dans des romans habités, originaux, uniques en leur genre.
un conte ambigu
Snow Queen, son sixième roman, nous plonge dans la vie de deux frères, Tyler et Barrett, et de Beth, fiancée de Tyler, atteinte du cancer. Un soir d’hiver, alors qu’il vient de se faire larguer par un simple SMS en traversant Central Park, Barrett a une vision. Dans le ciel, une lueur, trouée dans une nuit noire et glaciale, semble s’adresser à lui seul. Les semaines passent, Barrett s’installe chez Tyler et Beth, se retrouve à tenir le magasin d’habits de Beth, qui guérit puis rechute, tandis que Tyler cède à la cocaïne pour trouver l’inspiration. Aucune révélation ne s’est produite, aucune révolution, mais Barrett ne cesse de penser à cette lumière, et rien n’est plus comme avant, malgré tout.
Beth et Tyler ont existé dans la vie de Cunningham. Il a eu envie de raconter leur histoire. Il a tout de suite su qu’elle s’intitulerait Snow Queen, du nom du conte d’Andersen qui raconte la quête de Gerda pour retrouver son ami Kai retenu par la reine des neiges après avoir reçu dans l’œil et le cœur les éclats d’un miroir déformant la vision du bien et du mal. «C’est un conte foncièrement ambigu: la reine des neiges est-elle une sorcière ou une fée? Le conte hésite constamment. Et surtout, c’est l’un des rares contes de fées où l’un des héros doit être sauvé psychiquement. Kai ne sait même pas qu’il doit être sauvé, qu’on doit lui enlever le bout de verre qui lui fait oublier Gerda…» La neige, décor essentiel de Snow Queen, porte la même ambiguïté, tantôt blanc manteau réconfortant, tantôt poudre blanche promettant à tort inspiration et vie meilleure.
On retrouve dans Snow Queen deux thèmes chers à Cunningham: les coulisses de la création artistique et la famille qu’on se choisit. La cellule familiale composée de Tyler, Beth et Barrett, qui se sent lui-même «marié» à Beth tant qu’elle est malade, témoigne de l’intérêt de l’auteur pour les formes alternatives, recomposées, contemporaines de la famille. «Mon expérience en tant qu’homme gay sexagénaire m’a fait voir beaucoup de gens rejetés par leur famille s’en reconstruire une autre où des gens qui n’étaient ni leur père, leur mère, leur sœur ou leur frère faisaient pour eux ce que ces derniers auraient fait. Avec la même intensité, la même affection, les mêmes disputes. Les gens font avec ce que la vie leur donne comme proches.»
Tyler, musicien qui peine à composer une chanson d’amour parfaite pour Beth et cherche un soutien dans la cocaïne, rejoint les figures d’artistes – Woolf, Walt Whitman, Thomas Mann – qui traversent l’œuvre de Cunningham. Qui a pensé vouloir devenir peintre durant un an, adolescent, avant de se découvrir une passion pour l’écriture lors d’un atelier de creative writing à l’Université Stanford. Il n’était pas le meilleur de sa classe mais le plus «déterminé». «J’étais celui qui ne se lassait jamais de réécrire vingt fois la même phrase pour trouver le ton, la musique juste.» Cette passion pour le «processus d’écriture» ne l’a jamais lâché.
«Avec le temps, créer ne devient pas plus facile. On se sent plus maître de son art mais sa propre ambition croît. Ce qui est certain, et que je voulais raconter, c’est que la création est une chose difficile. Ce que l’on crée au final n’est que la traduction d’une œuvre idéale que l’on a en tête.»
Dans l’attente
Une nouvelle figure littéraire apparaît dans Snow Queen: Emma Bovary. L’héroïne de Flaubert passionne Cunningham: «Bovary est une femme égoïste, superficielle, banale, pas même une bonne mère. Mais pour la première fois un romancier la regarde intensément, sans tenter de la rendre meilleure. Il m’a fait réaliser que si une figure aussi triviale pouvait devenir une héroïne, alors tout le monde le peut.» Bovary incarne cette aspiration à une autre vie, cette attente de quelque chose, ou de quelqu’un, qui traverse tous les personnages de Cunningham. «C’est le résumé de notre condition humaine, non? Désirer, aspirer à, c’est la vie.» Et lui, à quoi aspire-t-il? «Trouver l’amour, être de nouveau jeune, écrire encore un livre… Usual things!»
Tout comme De chair et de sang, Le livre des jours ou Les heures, Snow Queen se passe à New York, ville dont Cunningham est tombé amoureux à 30 ans, après une enfance à Pasadena, en Californie, et quelques années entre l’Iowa, le Colorado et le Nebraska. Il vit dans l’East Village et ne songe pas à quitter la ville, même si la passion des débuts s’est émoussée. «New York et moi sommes comme un vieux couple. Il y a désormais plus d’avantages que d’inconvénients à rester. C’est une ville inspirante. En dix minutes, je peux croiser des dizaines de versions toutes plus contrastées les unes que les autres de l’espèce humaine.» S’il n’est plus le militant gay qu’il a été dans les années 80 et 90, il vous convainc facilement qu’un roman est «inévitablement» un acte politique. «Il plonge le lecteur dans l’intimité de l’autre, aussi différent, exotique, étranger qu’il puisse être.»
Lire Cunningham est une expérience déstabilisante. Sa prose glissante et fluide privilégie la vie intérieure des personnages à la trame narrative, à l’action. Lire Cunningham, c’est accepter de vivre dans l’entre-deux. Entre le dialogue intérieur et la discussion, entre la vie et la mort comme Beth, entre la fin d’un amour et le début d’un autre comme Barrett, entre la réalité insupportable et l’extase comme Tyler, entre le visible et l’invisible. «Nous percevons souvent des choses surnaturelles. Nous ne savons pas toujours qu’en faire. Ma mère était une catholique fervente. Mon père pas du tout. J’ai choisi de ne pas croire, mais j’ai essayé beaucoup de choses, le bouddhisme, les Eglises chrétiennes. L’impulsion des hommes à adorer un dieu m’interpelle. En ce qui me concerne, j’espère simplement qu’il y a quelque chose de plus que notre monde.»