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Catherine Gfeller: un an chez Paul Klee

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Jeudi, 26 Mars, 2015 - 06:00

Portrait. La photographe et vidéaste neuchâteloise multiplie les interventions dans le Centre Paul Klee de Berne pendant l’année 2015. Images, sons, écritures, ateliers, performances… L’artiste fait feu de tout bois pour tenter un dialogue avec l’œuvre du maître, dont le fantôme la surveille de près.

Occuper un lieu d’art grand comme le Centre Pompidou avec une carte blanche, pendant une année. C’est la chance donnée à l’artiste Catherine Gfeller, et elle n’en revient toujours pas: «Ils ont dit oui à toutes mes propositions!»

La photographe et vidéaste d’origine neuchâteloise, qui vit aujourd’hui à Paris et à Montpellier, a été invitée par Peter Fischer, directeur du Centre Paul Klee, à Berne. Les deux se connaissent depuis une expérience commune au Kunstmuseum de Lucerne.

C’était en 2011, année où Peter Fischer a quitté la tête du musée lucernois pour prendre celle du centre consacré à l’artiste bernois, l’un des plus grands créateurs de la première moitié du XXe siècle.

Le ZPK (Zentrum Paul Klee), qui conserve 4000 œuvres du maître, était alors en pleine panade. Il perdait à flots de l’argent et des visiteurs. Peter Fischer a été chargé de le redresser, comme il avait auparavant remis le KKL de Lucerne sur les rails.

C’est chose faite, ou presque. Alors, en cette année 2015 qui voit le ZPK fêter ses 10 ans, Peter Fischer a convié une artiste qui ne se contente pas d’un moyen d’expression pour dialoguer avec Paul Klee.

Peintre, dessinateur, musicien, écrivain et pédagogue, celui-ci était un multi-instrumentiste qui fascinait Catherine Gfeller lorsqu’elle suivait des cours d’histoire de l’art à l’Université de Neuchâtel: «C’était surtout ses écrits qui me passionnaient. Klee avait la maîtrise du langage.

Il suffit de voir avec quelle pertinence il titrait ses œuvres. Il m’a montré qu’un artiste est avant tout un être libre qui doit s’affranchir des écoles et de l’esprit sectaire», note Catherine Gfeller.

Juxtaposition et superposition

La photographe-vidéaste ponctuera son année au ZPK d’une quinzaine d’interventions. Elle a déjà accroché dix grandes images sur un mur immense, au-dessus du bar-restaurant. Fidèle à sa méthode de la juxtaposition et de la superposition, Catherine Gfeller s’est emparée de compositions de Paul Klee pour les entrecroiser avec les siennes, prises à Berne.

Elle pousse à bout son invitation à dialoguer avec Klee dans ses compositions polyphoniques. Non sans risque. N’est-ce pas prétention que d’unir l’œuvre d’un géant de l’art à la sienne? «Je me sens toute petite par rapport à lui, précise l’intéressée. Mais j’ai retenu sa leçon: ne rien s’interdire, y compris le déraisonnable.»

Catherine Gfeller a aussi mis en place deux écrans vidéo au sous-sol du ZPK. Le diptyque montre des images de Berne zébrée par ses trams rouges, comme une pulsation sanguine qui donnerait de l’hypertension à une ville d’habitude en hypotension. Passants et véhicules s’élancent dans une fugue qui tourne en boucle.

La ville et sa vie, les habitants et leurs habitations se traversent réciproquement, l’intérieur et l’extérieur s’ouvrent l’un à l’autre dans une dynamique poursuivie depuis vingt ans par Catherine Gfeller.

«Elle est une artiste qui s’intéresse à la vie urbaine contemporaine, ajoute Peter Fischer. Cette interaction des gens avec l’espace architectural est ce qui se passe au Centre Paul Klee. Celui-ci est une œuvre architecturale exceptionnelle qui encourage les visiteurs à interagir avec les arts.»

Toilettes sonores

Dehors, dedans. Non loin du diptyque vidéo, dans le «musée de poche» du ZPK, Catherine Gfeller a installé un iPad qui montre les profondeurs de son sac à main, comme on fouillerait des pensées inconscientes. Le 20 juillet, pendant la Nuit des musées bernoise, Catherine Gfeller a réalisé une performance vidéo.

Elle a filmé les visiteurs, dont les images à l’improviste étaient retransmises sur les différents écrans du ZPK. Elle réalisera une autre performance le 30 mai, lors de la célébration des 10 ans du centre d’art bernois. Avant cela, elle aura disposé ses propres sets de table dans le restaurant. Et agrémenté les toilettes d’une installation sonore.

En mai toujours, Catherine Gfeller tournera un film avec les enfants qui participent aux ateliers du Kindermuseum, logé dans le ZPK. Les six écrans plats du centre verront leurs informations alterner avec ses images et ses petits textes.

Quelques baies vitrées seront couvertes de post-it qui proposeront des bribes de pensées, en accord avec le génie des lieux, et inviteront les visiteurs à faire de même sur les feuilles de papier jaune. Via un audioguide en plusieurs langues, l’artiste invitera les personnes qui découvrent le ZPK à mieux faire connaissance avec le bâtiment et ses environs immédiats.

«Les œuvres de Catherine Gfeller ont cette qualité de s’adresser directement aux spectateurs, précise Peter Fischer, notamment grâce à la diversité de ses moyens d’expression. Les œuvres produites spécialement pour cette collaboration auront ainsi le pouvoir d’engager les visiteurs à découvrir les aspects connus ou méconnus du centre de culture.»

Comme dans un miroir

«C’est ce qui me touche dans son esthétique, note la galeriste genevoise Rosa Turetsky, qui a exposé à plusieurs reprises les travaux de Catherine Gfeller. Elle a une manière de regarder le quotidien qui vise le cœur même de nos vies.

Ses personnages dans ses photos et vidéos, ce sont nous tous. Elle a une installation dans une maison internationale proche de ma galerie, dans la vieille ville de Genève. C’est une scène urbaine, en grand format. Voir les gens défiler devant ses photos dans ce lieu revient à contempler un miroir. C’est une réussite totale.»

«Son regard est unique, juge Urs Stahel, l’ancien directeur du Fotomuseum de Winterthour, aujourd’hui curateur indépendant. Il y a eu des milliers de photographes qui se sont concentrés sur l’espace urbain. Mais elle est une musicienne qui nous donne le rythme de la cité.

Dans ce sens, l’entier de son travail est une performance, avec elle comme chef d’orchestre. Lorsque je regarde ses photos, ou ses films qu’elle tourne à la façon de la photographe qu’elle reste par-dessus tout, je pense aux peintures et aux collages de Mondrian réalisés sous l’influence du jazz. Boogie-woogie!»

«Caractère difficile»

Catherine Gfeller, 48 ans, sait qu’on attend beaucoup d’elle dans cette résidence longue d’une année: «C’est un cadeau empoisonné! rit-elle. Mais il a le mérite de m’encourager à poursuivre mon travail.» Lequel peut être vu comme une seule œuvre amorcée au début des années 90, comme le projet d’une vie entière d’artiste.

Attentive à sa promotion, peu avare de ses efforts comme de ses expositions, Catherine Gfeller en fait parfois trop. C’est en tout cas ce que lui reproche Lada Umstätter, la directrice du Musée des beaux-arts de La Chaux-de-Fonds, lieu d’une rétrospective de l’artiste neuchâteloise en 2010: «Avec le recul, l’expérience a été un désastre, se souvient Lada Umstätter.

Catherine Gfeller avait trop d’expositions cette année-là. Nous n’avons eu aucunes nouvelles œuvres à proposer à nos visiteurs. Alors même que la rétrospective avait nécessité une longue préparation avec cette artiste, dont le caractère n’est pas facile.»

Catherine Gfeller renvoie le compliment du «caractère difficile» à la directrice du musée de La Chaux-de-Fonds, sans pousser plus loin la polémique. Elle préfère nous emmener dehors, en amont de la construction en vagues successives imaginée par l’architecte Renzo Piano.

Elle rappelle que Klee conseillait à ses élèves de s’immerger dans la nature, «où repose le mystère de la création». Puis elle se dirige vers le cimetière voisin, qui abrite la tombe de Paul Klee, à l’épitaphe fameuse: «J’habite aussi bien chez les morts que chez ceux qui ne sont pas encore nés, un peu plus proche de la création que de coutume, bien loin d’en être jamais proche.»

Catherine Gfeller connaît l’épitaphe par cœur. Mais elle enchaîne: «Le centre est consacré à un artiste qui n’est plus. Parfois, c’est un peu pesant. Le plus beau compliment que j’ai reçu ici, c’est lorsque j’ai fait connaissance avec les collaborateurs du ZPK.

Ils étaient tous réunis à l’occasion d’une soirée. Et ils m’ont dit: «Nous sommes si heureux de vous avoir ici: vous êtes si vivante!»

Le fantôme de Paul Klee

«Parfois la nuit, car on peut rester jusqu’à minuit dans une partie du centre, je sens la présence du fantôme de Paul Klee, conclut Catherine Gfeller. Je me demande comment il aurait considéré les nouvelles technologies dont bénéficient aujourd’hui les artistes. Il s’en serait certainement emparé, car son talent était multimédia avant l’heure.

C’est comme si moi, de ma petite position, je l’amenais sur des rivages qui peuvent libérer l’imagination. Je me considère comme une passeuse. Prendre le visiteur par la main, le guider vers des portes secrètes, tout en brouillant un peu les pistes: voilà ce que j’aimerais faire ici.»

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