Zoom. Le Californien raconte dans «Big Eyes» le destin de Margaret Keane, peintre à succès longtemps étouffée par son mari. Ce biopic évoque irrémédiablement «Ed Wood», sorti il y a vingt ans.
Vingt ans séparent «Ed Wood» de «Big Eyes». Deux décennies au cours desquelles Tim Burton est devenu, plus qu’un cinéaste, une sorte de marque. Un adjectif du moins. On dit dorénavant burtonien, comme on dit hitchcockien, fellinien ou bergmanien.
Pourtant, si le Californien est définitivement rentré dans la légende hollywoodienne, au point d’avoir été muséifié de son vivant par le prestigieux MoMA new-yorkais, peu de réalisateurs peuvent réellement être qualifiés de burtoniens.
L’homme au sourire déglingué et à la mèche folle reste unique, même si nombreux sont ceux qui le citent, comme lui-même parsème au sein de ses films des références allant de l’expressionnisme allemand aux films d’épouvante de la mythique société anglaise Hammer.
En découvrant Big Eyes, son 17e long métrage depuis Pee-Wee Big Adventure (1985), c’est finalement à un seul film que l’on pense: Ed Wood, qui en 1994 lui permettait de toucher un public plus cinéphile au sortir de deux Batman (1989 et 1992).
Deux productions inégales mais qui nous font aujourd’hui regretter cette époque bénie où les films de super-héros avaient une âme et une certaine poésie, loin de ces grosses machines boursouflées qui multiplient les séquences d’action en 3D et illisibles, au détriment de la cohérence narrative et d’une vraie réflexion esthétique.
Seul Christopher Nolan, en se réappropriant d’ailleurs le personnage de Batman, a su proposer quelque chose de vraiment intéressant. Mais cela est une autre histoire.
Hommage aux séries Z
D’une certaine manière, Burton est un cinéaste à l’ancienne. D’abord dans sa manière de mettre en place son récit, qui ne fonctionne pas à l’aide d’incessants rebondissements et déroule sa dramaturgie sans user d’artifices narratifs destinés à perdre le spectateur, ensuite à travers la nostalgie qui émane de la plupart de ses films.
Avec Ed Wood, il rendait, à travers le portrait de celui que l’on présente communément comme le plus mauvais réalisateur de tous les temps, un hommage appuyé aux séries Z des années 50-60 et à un homme qui, comme lui, n’a fait que chercher à rester honnête avec son univers.
De même, c’est une artiste droite dans ses bottes mais malmenée par la vie qu’il met en lumière dans Big Eyes: Margaret Keane, connue pour ses toiles représentant des jeunes filles aux yeux démesurément grands, et qui vécut pendant de nombreuses années dans l’ombre de son mari, qui s’est longtemps fait passer pour le véritable auteur de ces peintures appréciées d’un large public.
Il n’est pas étonnant que les deux seuls films de Burton inspirés de faits réels soient consacrés à ces deux personnages. Les similitudes que l’on peut pointer s’expliquent aussi assurément par le fait que les deux coscénaristes d’Ed Wood, Scott Alexander et Larry Karaszewski, sont également à l’origine de Big Eyes.
Pervers narcissique
Il est question, dans Big Eyes, de regard. Les yeux expriment des émotions, ils sont la fenêtre de l’âme, y entend-on. Les peintures de Margaret Keane, avec leurs personnages qui vous fixent intensément, renvoient en quelque sorte au mal-être de son auteure, une femme qui a toujours dû détourner les yeux.
D’abord parce qu’elle a divorcé et pris son indépendance à une époque, la fin des années 50, où les femmes ne quittaient pas leur mari, ensuite parce qu’elle a épousé en secondes noces un homme tyrannique – on dirait aujourd’hui un pervers narcissique – l’empêchant d’être elle-même. Elle savait que ses toiles avaient du succès, malgré le dédain du monde de l’art et des critiques, mais ne pouvait en profiter.
Ed Wood, lui, aurait rêvé d’en avoir, du succès. Né en 1924, soit trois ans avant Margaret Keane, il a toujours eu comme ambition de faire carrière à Hollywood. Las, un manque tant de moyens que de talent le verra enchaîner des films brinquebalants et ahurissants de naïveté qui seront tous de cuisants échecs, avant d’être considérés, bien après sa mort en 1958 et en grande partie grâce à Tim Burton, comme des œuvres cultes.
Personne ne voyait en Margaret Keane la peintre à succès qu’elle était, tandis que seul Ed Wood voyait en lui un grand cinéaste. A plusieurs moments du film, son interprète, Johnny Depp, ouvre grands ses yeux, émerveillé par des projets auxquels il est le seul à croire. En découvrant le travail de l’héroïne tragique de Big Eyes, l’image nous revient irrémédiablement en tête.
Héros contre salaud
«Ed Wood était considéré comme le pire réalisateur du monde, a expliqué Tim Burton au magazine Rolling Stone. Mais je me souviens de ses films. Beaucoup d’autres personnes aussi, car ils ont quelque chose de poétique, d’étrange, qui les différencie. Et il y a une similarité entre Ed Wood et Margaret Keane.
Quand il réalise Plan 9 From Outer Space, il imagine qu’il est en train de faire Star Wars. Quand elle peint, elle et son mari imaginent qu’ils sont en train de faire Mona Lisa. Lorsque vous créez, vous êtes absorbé par l’enthousiasme de réaliser quelque chose.»
En cela, le caractère fantasque et volontiers mythomane du réalisateur de séries Z se rapproche de celui de Walter Keane, ce mari d’abord sirupeux et aimant, que l’on découvre ensuite odieux et menaçant. On devine que tout en rendant hommage à Margaret, c’est à lui que Tim Burton s’est en premier lieu intéressé.
A l’instar d’Ed Wood, Walter Keane est prêt à tout pour réussir, quitte à tricher pour s’élever socialement. Comme lui, il rêve de faire partie d’un monde qui, pourtant, ne veut pas de lui. Mais là où le réalisateur accédera post mortem à la célébrité, le peintre qui n’en était pas un sera démasqué au bout de quinze ans de mensonges. Héros contre salaud, en somme.
On pourrait chercher dans d’autres films de Tim Burton des éléments que l’on retrouve dans Big Eyes. Ainsi, Walter Keane a à la fois quelque chose du démoniaque cavalier sans tête de Sleepy Hollow (1999) et du fantasque Edward Bloom de Big Fish (2003), tandis qu’il y a dans la photographie très pop du film des réminiscences du flamboyant Edward aux mains d’argent (1990).
Le Californien fait partie de ces auteurs dont on se plaît à retrouver l’univers. Vingt ans après Ed Wood, le deuxième biopic de sa belle filmographie séduit au final par la maîtrise d’un récit tout en nuances et la formidable interprétation d’Amy Adams et de Christoph Waltz, la force tranquille contre l’exubérance, tout en surprenant par son absence de réelle folie.
C’est un Tim Burton plutôt sobre que l’on découvre ici. En effet, malgré son évidente fascination pour Walter, c’est bien Margaret qui est au centre du film. Et verser dans la grandiloquence gothico-baroque qu’il aime tant aurait trop adouci le harcèlement psychologique dont elle a été victime. Le réalisateur aime ses personnages, et c’est d’abord à eux qu’il pense.