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Expositions: Marignan, les armes et les arts

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Jeudi, 19 Mars, 2015 - 06:00

Histoire. La victoire des Français sur les Suisses en 1515 a permis à François 1er de construire sa légende grâce à une stratégie de communication qui a sans cesse récupéré Marignan. La bataille lui a permis d’introduire la Renaissance en France. «Merci aux Suisses!» dit en substance une exposition parisienne. 

Chaque époque récupère à son profit les grands événements du passé. Cette évidence rappelle qu’un événement historique est toujours une construction a posteriori. Il est le produit d’un discours qui tente de lui donner un sens, lequel varie selon les préoccupations du moment.

Sans surprise, c’est ce qui se passe aujourd’hui avec la bataille de Marignan (13 et 14 septembre 1515), qui a vu les mercenaires suisses défaits par l’armée du roi de France François 1er aux portes de Milan.

De la défaite au salut

Résolument conservatrice, la fondation tessinoise Pro Marignano commémorera la bataille le 13 septembre prochain sur place, dans le cadre de la représentation suisse à l’Expo 2015 de Milan. Sous la devise Ex clade salus (de la défaite au salut), l’entreprise vise à renforcer l’idée de la neutralité suisse, dont l’origine cinq fois centenaire remonterait à Marignan.

Sous l’étendard d’auteurs comme Daniel de Roulet, David Collin ou Pedro Lenz, le groupe Art+Politique dénonce ce qu’il juge une indigne commémoration nationaliste. Pour lui, le «carnage hallucinant» des 13 et 14 septembre 1515 n’est en rien au départ de la neutralité du pays. Il ne mérite pas d’être fêté. Encore moins d’être utilisé à des fins de propagande qui visent à claquemurer la Suisse dans ses certitudes. Commémorer Marignan, c’est attester de la peur de l’autre, c’est manœuvrer contre la nécessaire ouverture du pays. Une autre défaite, cinq cents ans après.

Dans ces moments-là, il est toujours bon de juger sur pièces. Dès le 27 mars, le Musée national suisse à Zurich met en lumière l’importance de Marignan dans l’histoire suisse. L’exposition décrit l’avant et l’après-«bataille des géants» qui a mis aux prises 30 000 hommes, tuant plus de 10 000 d’entre eux, surtout les mercenaires suisses. Son but est d’éclairer les enjeux de l’affrontement dans le Milanais, ce que cherchait l’armée suisse en Lombardie, comment la Confédération a géré la défaite et les avantages de la paix perpétuelle signée avec la France en 1516 à Fribourg.

L’exposition part du présupposé que Marignan a sonné le glas de l’ambition de la Suisse d’être une grande puissance européenne, retrait politique qui a donné naissance à la neutralité. Le constat risque d’être discuté, même si le Musée national suisse entend poser des questions plutôt que d’amener des réponses définitives. Une exposition mémorielle s’inscrit toujours dans un moment politique, en l’occurrence malmené par des forces contraires.

La malice du destin

Le constat est le même du côté de la Bibliothèque nationale de France à Paris, qui consacre dès le 24 mars une exposition à Marignan. Ou plutôt à François 1er, le plus fameux des rois de France, dont le destin a été conditionné par sa victoire sur les Suisses. Par la malice du destin, voilà les deux anciens belligérants qui jettent en même temps leur propre regard sur la fin de l’été 1515, avec des arrière-pensées différentes. Comment ne pas voir dans cette analyse de la construction du pouvoir de François 1er l’envie d’une France déconfite de retrouver enfin son rang parmi les premières nations? Comment ne pas sentir un désir de grandeur dans l’évocation de ce prince haut de deux mètres, magnifique et intelligent, qui a permis à son pays d’acquérir son indiscutable légitimité culturelle?

L’ironie de l’histoire ne s’arrête pas là. Le récit proposé par la BN peut se lire ainsi: la Suisse aurait permis à la culture française, telle qu’on la connaît aujourd’hui, de croître, de prospérer puis de rayonner dans le monde entier! Bruno Petey-Girard, l’un des commissaires de l’exposition de Paris, se garde d’établir une telle relation de cause à effet, bien sûr. Mais ce professeur de littérature du XVIe siècle à l’université Paris-Est Créteil constate que «l’impact de la victoire française a été à la mesure de la stupéfaction générale à l’époque: personne n’attendait une telle issue face à des guerriers réputés invincibles. François 1er et sa cour ont ensuite mis en place une véritable stratégie de récupération de la gloire de Marignan, au point d’effacer de la mémoire son emprisonnement par Charles Quint ou la défaite française à Pavie en 1525.»

Naissance du «storytelling»

François 1er, c’est la mise en scène d’une nouvelle définition du pouvoir grâce à un storytelling sophistiqué, comme on dirait aujourd’hui. Or, ce «conte de faits» puise son origine dans la victoire sur un ennemi redouté, que l’armée française renoncera à pourchasser au soir du 14 septembre 1515, tant était grande son admiration devant le courage des Suisses. Jusqu’à la fin de son règne en 1547, et plus encore dans une dernière décennie agitée par d’autres défaites et menaces, le roi ne cessera de se présenter comme le «glorieux et triomphant subjugateur des Helvétiens», selon les mots de sa propre mère, l’influente Louise de Savoie. François 1er fait frapper après la victoire une médaille à son effigie, avec à son revers une évocation de la furieuse bataille et la devise «François premier très invincible roi des Français». Il répète l’opération vingt-cinq ans plus tard avec une autre médaille marquée du même «invictissimus». Il voit post mortem son propre tombeau, dans la basilique de Saint-Denis, décoré d’une scène de la fameuse victoire de 1515.

De plus, François 1er a profité de Marignan pour être adoubé chevalier par Bayard (sans peur ni reproche) sur les lieux mêmes de la bataille. Le roi chrétien était du même coup promu roi guerrier, grâce à son engagement personnel dans les attaques de sa cavalerie et à sa science du combat au détriment des mercenaires suisses. «Pour la première fois, un roi de France est fait chevalier, poursuit Bruno Petey-Girard. Or, accéder à ce rang, c’est ne plus pouvoir quitter un champ de bataille. C’est ce qui est arrivé dix ans plus tard à Pavie, alors que la France tentait de reconquérir la Lombardie. François 1er n’a pas voulu ordonner le retrait de ses troupes, ce qui lui a valu d’être fait prisonnier pendant une année. L’orgueil chevaleresque, né à Marignan, s’est transformé en bévue stratégique.»

Le savoir, c’est le pouvoir

Qu’importe, Pavie est vite oubliée au profit du grand projet de François 1er: asseoir son pouvoir sur celui de la culture. Marignan, c’est aussi la clé qui ouvre la porte de la Renaissance italienne pour la transférer en France, quitte à inviter ses meilleurs artistes à décorer ou à concevoir les châteaux à l’italienne qui vont bientôt orner les rives de la Loire. C’est inviter le meilleur d’entre eux, Léonard de Vinci, à venir le rejoindre et à lui acheter sa Joconde, aujourd’hui encore au Louvre (un vieux château transformé en palais renaissant par François 1er).

Les armes et les arts, le pouvoir et la puissance de l’imaginaire, tout cela grâce à un succès stupéfiant sur les plus redoutables combattants de l’époque. En 1529, le lettré Etienne Le Blanc adresse au roi sa traduction des Oraisons de Cicéron. Le livre est orné d’une miniature montrant François 1er en pleine charge à Marignan. Le but d’Etienne Le Blanc est d’articuler la victoire sur les Suisses au devenir culturel du royaume. C’est l’idéal humaniste de la collaboration des lettres et de l’exercice du pouvoir, gage d’harmonie pour le bon peuple autant que de gloire pour le souverain éclairé.

En plus de 200 œuvres – peintures, estampes, dessins, monnaies et médailles, livres imprimés et manuscrits, jusqu’à l’armure ornementée de François 1er – l’exposition de Paris montre combien le roi chrétien et chevalier a aussi voulu être celui des arts. Poète lui-même (le vers «Souvent femme varie / Bien fol est qui s’y fie» lui est attribué), le Valois fait traduire les textes de l’Antiquité, protège les auteurs avec des «privilèges royaux», ancêtres du copyright. Il demande aux éditeurs de déposer un exemplaire de chaque publication dans une bibliothèque qu’il veut à la fois nationale et universelle, posant les fondements de la BN qui évoque ce printemps son propre destin de roi. François Ier tire parti de l’essor de l’imprimerie pour favoriser un autre développement, celui de l’information. Et du savoir livresque, en français, la langue de la culture autant que celle de la souveraineté politique.

De même, le portrait de François Ier est peint par Clouet et Titien, frappé sur les testons, la monnaie la plus produite à l’époque en Europe, gravé, dessiné, imprimé, copié. L’effigie d’un roi dont on célèbre la grande allure dépasse les frontières de la France pour se répandre en Italie, en Allemagne, en Angleterre. Image du pouvoir, pouvoir de l’image: à la nouvelle politique culturelle s’ajoute une stratégie de communication qui vise à consolider la perception du pouvoir monarchique.

«Les Souysses»

Cette mutation culturelle voulue par la cour était ainsi solidaire de la célébration de Marignan, soigneusement entretenue du vivant de François Ier. Un an avant la disparition du roi, un livre d’histoire publié à Lyon insistait encore sur le lien entre son goût pour le «bon savoir» et sa première victoire: «Toutes lettres de son regne commencerrent à florir en France… Après avoir disposé de ses affaires prins le chemin de Millan, pour r’avoir sa duché, de quoy advertiz les Souysses accompaignez les Millannoys luy livrerent bataille si chaude, que pour la nuyt survenue ne cesserent de coups ruer… finalement furent les Souysses vaincuz, les clefs de Millan presentées au Roy.»

«1515 Marignan». Zurich, Musée national suisse. Du 27 mars au 28 juin. www.landesmuseum.ch

«François Ier, pouvoir et image». Paris, Bibliothèque nationale de France. Du 24 mars au 21 juin. www.bnf.fr

 

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Bibliothèque Nationale de France
Hervé Lewandowski RMN-GP
Musée National Suisse
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