Interview. Le philosophe Michel Onfray publie «Cosmos», un ouvrage aussi personnel qu’universel sur la question de notre relation à l’univers, et tout ce qui nous dépasse. Puissant et solaire.
C’est peut-être le livre le plus personnel de Michel Onfray. Plus qu’un nouvel ouvrage de philosophie, Cosmos est avant tout le récit d’une sagesse apprise par la douleur. Celle du deuil d’un père qui s’éteint, dans ses bras, debout, un soir de décembre, sous un ciel lourdement voilé. Puis, celle, innommable, de la disparition d’une compagne de toute une vie, arrachée dans la fleur de l’âge par une de ces saletés de cancers.
Face à l’absence, à ce néant qui gagne toujours, Michel Onfray a choisi le questionnement à l’effondrement. La notion d’héritage à celle de perte. Et c’est alors que, en puisant dans ces leçons de vie pleines de bon sens paysan laissées par son père, le philosophe a dégagé des pistes salutaires pour renouer avec l’existence et sa puissance solaire. Rencontre.
Vous écrivez que «Cosmos» est votre premier livre. En quoi ressentez-vous ce livre comme plus important que les précédents?
Oui, je crois en effet que tous les livres passés sont comme les petits ruisseaux qui sont destinés à rejoindre un jour l’océan via les grandes rivières. J’ai l’impression d’aller vers l’estuaire… Le lecteur verra peut-être en comparaison que ce qui fut, par rapport à ce qui est, se révèle plus grand, plus vaste, plus fort. Pas plus vrai, mais plus juste, moins approchant, plus dans le cœur de cible ontologique.
Il y a un moment où ce qui advient montre que ce qui fut peut se penser comme une esquisse. L’esquisse n’est pas négligeable, mais, en regard de l’œuvre qu’elle rend possible, elle a un rôle préparatoire, secondaire bien qu’essentiel, puisqu’elle permet la naissance. Ce qui est né sous ma plume cette fois-ci m’a fait la démonstration que ce qui précédait était une gestation.
«Cosmos» porte tout entier l’empreinte d’un autre regard sur les choses: au penseur des villes, vous préférez aujourd’hui clairement la figure du paysan, à l’image de votre père. Avec quel héritage, justement, avez-vous renoué avec ce deuil?
La mort de ceux qu’on aime, mon père, foudroyé dans mes bras à 88 ans, ma compagne de trente-sept années de vie commune après treize années de cancer, nous laisse sur un territoire dévasté.
Je ne crois pas à la vulgate freudienne du «faire son deuil», je crois bien plutôt que «le deuil nous fait». Je raconte ici comment nous héritons de leur force perdue, ce qui crée des devoirs et ne donne aucun droit.
Et ces devoirs, quels sont-ils aujourd’hui pour vous?
Etre à la hauteur de ce qu’ils furent en pratiquant les vertus qui ont été les leurs: la droiture, la politesse, la courtoise, l’honnêteté, la vérité, la justice, en fait, ce que tous enseignent, mais que très peu pratiquent…
J’ajoute: le sens de l’honneur et de la parole donnée, faire ce que l’on dit et dire ce que l’on fait, vivre pour n’avoir rien à cacher, n’aimer ni les honneurs, ni l’argent, ni le pouvoir, mais rester fier et digne en toute occasion, ne jamais se plaindre. Des vertus romaines, dignes d’un sage stoïcien. Des pratiques qui furent celles des «hommes illustres» chers au cœur de Plutarque.
A l’instar de Virgile, vous pensez que l’observation de la nature est propre à nous enseigner «la marche philosophique du monde». La loi de la nature, qui est aussi la loi du plus fort, est-elle vraiment un modèle?
J’invite à ce que chacun se place ou replace ontologiquement au centre du monde en interrogeant moins la nature que le cosmos qui est la totalité dans laquelle s’inscrit la nature. Au bout du compte, il s’agit de découvrir que le cosmos se trouve aussi à l’épicentre de chacun. Ce recentrage est un remède au mauvais centrage de l’égoïsme et du narcissisme.
Votre spiritualité passe en effet toujours par le corps…
Quand je parle de la dégustation d’un champagne 1921 et de l’expérience proustienne qui permet la quête d’une émotion contemporaine de l’année de naissance de mon père, quand je parle du sublime qui surgit dans le corps quand nous sommes face au spectacle de l’immensité d’une voûte étoilée, d’un paysage immense, du rythme des planètes, quand je célèbre la musique de la préhistoire avec les litophones ou que je sollicite la musique minimale et répétitive américaine, quand je célèbre la peinture charnelle ou le land art, oui, je parle d’un corps réel et concret.
Je suis un sensuel, un sensoriel, un empirique et quand je propose une spiritualité, elle part du concret: la nature, les saisons, les animaux, les anguilles, et ne concerne que la chair païenne des corps sensuels.
Vous poussez loin le déterminisme: l’identité, écrivez-vous, se constitue dès le ventre de la mère… On serait donc tous par deux fois préprogrammés: par notre statut d’humain, premièrement, puis par les prémices de notre histoire personnelle?
On ne peut nier que, dès que le corps se développe dans le ventre de la mère, dès le développement du système neuronal pour être plus précis, il emmagasine des informations qui nous accompagneront toute notre vie et qui détermineront ce que nous sommes et ce que nous devenons.
L’homme neuronal de Jean-Pierre Changeux a bien montré tout ça sans qu’on ait besoin de «pousser loin le déterminisme»: ce déterminisme est, c’est ainsi. Philosopher sans lui, voire contre lui, c’est s’engager dans la fiction.
Vous parlez du cerveau comme d’une «terre à ensemencer» et de la «nécessité d’une éducation sensorielle». Est-ce à dire qu’il faut revenir au plaisir?
Oui, car l’éducation répressive et coercitive toujours associée à la contrainte et au déplaisir ne produit rien d’autre que dégoût et rejet, sinon la perversion sadomasochiste qui associe le plaisir à la souffrance qu’on inflige ou qu’on s’inflige. Le sadique, le masochiste, le sadomasochiste sont les produits de ces éducations brimantes.
Vous qui avez passé votre vie dans les livres, vous décriez aujourd’hui ces objets si particuliers. N’est-ce pas contradictoire?
Non. Je décrie les livres qui éloignent du monde, autrement dit la plupart, et célèbre ceux qui nous y conduisent, nous y ramènent, c’est-à-dire très peu. J’invite moins à un autodafé, ce qui serait stupide et criminel, qu’à ce que l’on appelle dans les bibliothèques un désherbage: écarter les livres inutiles pour nous concentrer sur les ouvrages utiles à méditer.
Vous opposez les vertus de la nature aux méfaits de la culture. De celle qui «éloigne justement de la nature». Est-ce à dire qu’il y a une bonne et une mauvaise culture?
Oui. La culture qui éloigne de la nature, qui est une anti-nature ou une contre-nature ne peut que nous séparer d’avec nous-mêmes. La bonne culture est celle qui nous enseigne que nous sommes une partie d’elle: plutôt Virgile et Lucrèce que la Torah, la Bible et le Coran, plutôt Bachelard et Caillois que Kant et Platon.
Une autre forme de culture qui relie au monde, écrivez-vous, c’est le haïku, dont vous êtes vous-même devenu un auteur. D’où vous vient cet amour pour cette forme littéraire si particulière?
J’avais un ami de jeunesse qui avait fait langues O. Il est parti vivre au Japon (où il est toujours) et m’avait initié, quand j’avais 20 ans, à la civilisation japonaise. J’ai beaucoup lu, alors, de littérature japonaise, dont des haïkus. Mais je n’y étais guère sensible.
Je les ai redécouverts en cherchant des livres à lire partout où j’accompagnais ma compagne pendant ses chimiothérapies, ses soins, ses visites, ses hospitalisations – pendant treize années. Le haïku permet cette lecture ponctuelle, fragmentée, séparée, en même temps qu’il sort vite et bien de ce monde pour nous faire entrer dans celui du poème et du poète.
Le mode de vie tzigane vous apparaît aujourd’hui comme l’un des plus sains, et donc le mieux à même pour mener une existence philosophique. Mais est-ce bien réaliste, et conciliable avec les impératifs de nos sociétés?
Je parle des Tziganes avant leur acculturation, leur sédentarisation, leur christianisation, leur destruction, leur prolétarisation. Ce peuple a subi le génocide nazi, mais il a aussi subi l’ethnocide civilisationnel chrétien, capitaliste, consumériste.
Est-ce vraiment une question de civilisation? Vit-on mieux, plus philosophiquement, au pôle Nord ou chez les Papous?
Tout dépend de notre tropisme: si l’on aime la pluie, le froid, la nuit ou le soleil, la chaleur, la brûlure, on ne sera pas porté vers les mêmes lieux ontologiques. Que Paul-Emile Victor, qui a fait carrière aux pôles, ait fini sa vie à Bora-Bora fait sens. Je ne crois pas qu’un homme ait envie de finir ses jours dans l’Arctique. En revanche, la Polynésie, si! Il faut une géographie propice à la douceur pour les corps.
Vous citez également Gauguin, qui a fait le choix du «contre-temps». Nous ne sommes pas tous Gauguin… Comment passer de l’exemple à la pratique pour tous?
Chacun doit pouvoir instiller une dose de Gauguin dans sa vie. Nul n’est tenu d’accéder au génie du peintre, mais chacun pourrait faire de sa vie une œuvre d’art, autrement dit une œuvre qui ne duplique rien ni personne et qui soit sans duplication possible. Une œuvre originale, sans double, singulière. Rien n’oblige pour autant au chef-d’œuvre.
Faut-il dès lors privilégier les émotions, les sensations aux idées, et donc à la raison?
Pas les privilégier, non, mais les relier, dans le sens: les lier à nouveau. Dans l’ordre occidental, la raison fonctionne souvent comme une machine froide, à vide, dans un monde de concepts et d’idées qui seraient prioritaires, sinon seuls au monde! Or c’est le monde qui est premier, et qui est seul: la raison est secondeet secondaire, elle arrive après, comme exercice de saisie et de compréhension du monde. La vie d’abord, la pensée de la vie ensuite.
Se laisser pénétrer par la beauté de la nature, écrivez-vous, c’est accéder au sublime. Face à autant de perfection, n’êtes-vous vraiment jamais tenté par l’idée d’un grand ordonnateur à tout cela?
Non. Je suis et je reste athée. Le cosmos me suffit puisqu’il signifie ordre en grec. Il y a un ordre du cosmos qui est pure factualité mécanique. Si nous souscrivions à votre logique qu’il faudrait une cause à tout, il nous faudrait conclure que Dieu a lui aussi une cause qui est… l’homme. J’ai assez à faire avec l’homme et le cosmos pour n’avoir pas besoin de la fiction de Dieu.
Dans ce cosmos, il y a aussi les animaux et vous consacrez d’ailleurs une grande partie de ce livre au lien que nous entretenons avec eux. A la souffrance que nous leur imposons et au danger d’un véganisme généralisé sur la vie même de l’homme. Une situation inextricable, finalement?
Oui. Nous sommes en effet pris en tenailles entre la nécessité de trouver des protéines pour nous nourrir, notre part animale nous rappelle alors que nous sommes des prédateurs, et notre compassion pour l’abattage des animaux, nos presque semblables, pour nous en nourrir, cette capacité à la pitié fait de nous des humains. Bêtes et hommes, cerveau reptilien et néocortex, cette tension est notre destin…
«Cosmos».
De Michel Onfray.
Ed. Flammarion, 528 p.
