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Cinéma: Emmanuel Carrère ou l’irrésistible attrait du réel

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Jeudi, 12 Mars, 2015 - 05:58

Rencontre. L’écrivain français, romancier qui, depuis quinze ans, ne publie plus que des récits à la dimension à la fois intime et documentaire, est l’invité de L’immagine e la parola, à Locarno.

Emmanuel Carrère reçoit chez lui, dans un loft niché au cœur du multiethnique XXe arrondissement parisien. Six mois après avoir été l’une des sensations de la rentrée littéraire avec Le royaume, une œuvre dense dans laquelle il évoque les débuts du christianisme, il a accepté de parler pour L’Hebdo de son rapport au cinéma à l’occasion de sa venue au Tessin dans le cadre de L’immagine e la parola, déclinaison printanière du Festival du film de Locarno.

A l’invitation de Carlo Chatrian, directeur artistique de la manifestation aoûtienne, l’écrivain français, ancien critique et réalisateur de deux longs métrages – le documentaire Retour à Kotelnitch (2003), qu’il a prolongé quatre ans plus tard avec le récit Un roman russe, et la fiction La moustache (2005), adapté de son propre roman paru en 1986 – a programmé quelques films avec lesquels il entretient des affinités électives, et invité trois personnalités: le cinéaste polonais Pawel Pawlikowski, qui vient de remporter pour Ida l’oscar du meilleur film étranger, l’actrice et réalisatrice italienne Valeria Golino, et enfin le réalisateur français Fabrice Gobert, avec lequel il a coécrit la première saison de la série Les revenants.

Critique de cinéma

«J’ai commencé à écrire sur le cinéma très tôt. Dans mes dernières années de lycée, j’étais un lecteur de Positif. C’était une période extrêmement féconde, le moment où sont apparus Scorsese, Coppola, Herzog, Wenders ou encore Angelopoulos. Ce n’était pas rien.

Et il se trouve qu’à cette époque, la revue qui était la plus attentive à ce cinéma, ce n’était pas les Cahiers du Cinéma, qui étaient dans leur phase de glaciation maoïste la plus raide, mais Positif. J’ai commencé à leur envoyer des articles pendant que j’étais étudiant à Sciences-po, vers 1978. J’avais 20 ans.

J’ai écrit de façon très régulière pour Positif pendant dix ans, peut-être même plus. Olivier Barrot, qui anime aujourd’hui une bonne émission littéraire, lançait alors une petite collection de monographies.

Il avait repéré un certain nombre de jeunes critiques auxquels il a demandé de choisir un cinéaste, et j’avais pris Werner Herzog, qui est vraiment un cinéaste constamment en équilibre entre le documentaire et la fiction, et dont les films de fiction sont puissants à l’aune de leur teneur documentaire. J’ai écrit ce premier livre vraiment jeune.

Le travail à Positif était très satisfaisant, même prestigieux, mais ça ne rapportait par contre rien. Pendant une période, on ne recevait pas de salaire, puis sont arrivés des chèques de 38 fr. 50 pour des articles de trente feuillets.

C’était très rigoureux, les bénéfices de la revue étaient, je crois, partagés au prorata des rédacteurs et de leurs contributions. J’ai ensuite été coopérant pendant deux ans en Indonésie, et quand je suis revenu, mes états de service à Positif m’ont valu d’être recruté par Télérama. J’ai alors exercé le métier de journaliste professionnel pendant six ou sept ans.»

Cinéphilie

«J’étais un cinéphile très éclectique. Herzog me passionnait, mais j’avais également un goût très vif pour le cinéma de genre, essentiellement fantastique et de science-fiction. Ce cinéma était tout à fait dans la culture de Positif, mais à Télérama, dans les années 80, c’était un choix un petit peu iconoclaste.

Cependant, j’ai réussi à l’imposer. J’ai montré qu’on pouvait faire, sur un film d’épouvante, autre chose qu’une notule méprisante, qu’on pouvait le mettre en valeur. Aujourd’hui, tous les journaux le font. Mais dans un magazine culturel de haute tenue comme Télérama, qui avait un fond un peu vertueux, ce n’était pas évident. Ça a été une fierté d’avoir joué un rôle en faveur de ce cinéma-là.»

Cinéma et écriture

«Le cinéma a eu une réelle influence sur mon écriture. Mais c’est assez paradoxal, dans le sens où je n’ai pas l’impression d’être un écrivain très visuel. Il y en a qui sont très descriptifs, ce n’est pas mon cas. Donc l’influence est plus à aller chercher du côté de la technique narrative.

Tout ce que j’ai pu découvrir, je l’ai fait moins en tant que spectateur et critique qu’en tant que cinéaste occasionnel. Et notamment en tournant Retour à Kotelnitch, qui a le privilège d’avoir été réalisé presque comme on écrit un livre, avec la même liberté, la même possibilité d’avancer sans savoir où on va.

Pour réaliser un documentaire, il faut obtenir de l’argent. Mais pour cela, il faut remplir des dossiers et écrire un scénario. C’est terrible, parce que le propre d’un documentaire, c’est de ne pas savoir, quand on commence, ce qu’il y aura sur l’écran.

De mon côté, j’ai eu beaucoup de chance, car lorsque ma productrice Anne-Dominique Toussaint a demandé l’avance sur recette, je n’avais écrit qu’un texte d’un feuillet, dans lequel je décrivais la ville de Kotelnitch en disant que je ne savais pas ce qu’il y aurait sur l’écran.

La raison même de faire le film était de savoir ce que j’allais découvrir sur place. J’ai eu la chance que la commission d’avance sur recette soit à ce moment-là extrêmement ouverte à ce genre de projet.

Aujourd’hui, c’est très difficile d’avoir quelque subvention que ce soit à partir d’une démarche qui paraît aussi désinvolte, mais qui en réalité ne l’est pas, et qui consiste à se soumettre avec une certaine humilité à la réalité du documentaire.

Devoir dire d’avance ce que votre film va être est un contresens total. Mais j’ai pu faire Kotelnitch comme ça, dans une liberté totale de ne pas savoir ce qu’on aurait sur l’écran. Au montage, je me suis retrouvé devant un matériau très abondant et, à partir des images tournées, il fallait découvrir ce que l’histoire racontait.

C’est dans cette liberté que j’ai l’impression d’avoir pris des leçons aussi pour mon travail d’écrivain. J’ai le sentiment d’avoir écrit plus librement en ayant cette expérience du montage de cinéma. J’ai également beaucoup aimé réaliser et monter le film La moustache, mais ça a été quelque chose de beaucoup moins fondateur.

J’ai eu l’impression d’essayer de faire quelque chose que tant de gens font mille fois mieux que moi. J’ai fait ce film de façon convenable et correcte parce que j’étais entouré de personnes de grand talent et de grande compétence, mais même si l’expérience a été heureuse, je n’ai pas vraiment le désir de la rééditer.»

Scénarios

«J’ai écrit une quinzaine de scénarios, mais essentiellement pour la télévision. Pour le cinéma, j’ai uniquement travaillé avec Claude Miller sur l’adaptation de mon roman La classe de neige, en marge de deux scénarios non réalisés, l’un avec Pavel Lounguine sur Philip K. Dick, l’autre avec Edouard Niermans, un cinéaste que j’aime bien.

Tout est venu accidentellement. Quand j’ai commencé à travailler comme scénariste, il se trouve que ce sont des gens de télé qui m’ont recruté, et j’ai pris cet embranchement alors que j’aurais pu tout aussi bien être scénariste de films d’auteur.

Pour être honnête, c’était pour moi un second métier destiné à assurer ma subsistance. Car généralement, quand on vous commande un scénario de télé, il est tourné, tandis que beaucoup de scénarios de films d’auteur que vous voyez passer à l’avance sur recette n’aboutissent pas.»

Juré à cannes

«Lorsque j’étais dans le jury placé sous la présidence de Tim Burton, nous avons décerné la Palme d’or à Oncle Boonmee, d’Apichatpong Weerasethakul. Mais c’est un film que je n’ai pas du tout aimé. Enfin, à dire vrai, je me suis endormi pendant la projection.

Ça arrive, mais c’est embêtant. Je me suis endormi, certes, mais le film m’a quand même passablement emmerdé, je dois le dire. Lors des délibérations, j’ai très honnêtement avoué ma difficulté à avoir un avis très ferme. Mais, franchement, je n’étais pas très chaud pour la Palme d’or. C’est trop cinéma d’art et d’essai pur et dur. Il y a quelque chose qui fait que je résiste à ce genre de film.»

Rapport au lecteur

«Le lecteur est une entité un peu abstraite, mais c’est quelqu’un que je vois comme un partenaire avec lequel je fais le livre. J’essaie en tout cas de lui réserver une place dans le livre, de m’adresser à lui, d’établir un rapport. Je n’écris pas du tout pour moi seul.

C’est différent de penser au public en termes de succès; là, c’est purement se monter le bourrichon. Mais penser à la personne qui lira votre livre, se poser la question de savoir si ce qu’on écrit est compréhensible, et de quelle manière on répond à une attente, que cela soit de manière surprenante ou non, tout ça compte beaucoup pour moi.

Et c’est quelque chose qui est évidemment très présent dans le cinéma. Chez beaucoup de grands cinéastes classiques, comme Lubitsch ou Hitchcock, on voit à quel point ils jouent avec les attentes du spectateur. Cette façon de le faire participer m’a formé comme écrivain.»

«Le réel répond à mon attente»

«J’ai écrit cela dans Un roman russe, même si le livre en était un cinglant démenti. Le réel répondait en effet, mais d’une façon complètement contraire à mes attentes, à mes désirs. Au fond, j’ai passé mon temps à tenter de plaquer des scénarios sur le réel. D’une certaine manière, ce livre a été une leçon pour moi.

Il y a des choses que j’ai faites et que je ne referai absolument pas. J’y parle d’autres personnes, en l’occurrence ma compagne de l’époque et ma mère, contre leur gré, et sans qu’elles aient eu le moindre contrôle sur ce que je disais d’elles.

Je ne regrette pas de l’avoir fait, d’abord parce que ça n’a pas créé de catastrophe, et ensuite parce que ça m’a été très salutaire, mais c’est quelque chose que je n’ai pas envie de refaire. Car je trouve cela moralement très discutable. Je crois à la loi que j’ai transgressée, je pense qu’il ne faut pas, dans un livre, nuire à des gens.

A cela s’ajoute aussi cette espèce de volonté de jouer au démiurge, qui est une garantie de se prendre la porte dans la gueule avec une très grande violence. C’est ce qui m’est arrivé avec l’ensemble des histoires que j’ai racontées dans Un roman russe.»

Confessions intimes

«Je pense que ce n’est pas bien difficile de confesser des choses vous concernant. C’est beaucoup plus délicat quand cela concerne d’autres personnes. Là, oui, il y a des problèmes moraux et déontologiques qui se posent, comme dans le cas d’Un roman russe et, dans une moindre mesure, dans le film Retour à Kotelnitch.

Autrement, sur ce qu’on peut dévoiler de soi, il n’y a à mon avis pas de quoi en faire un tel plat. On dévoile ce qu’on veut bien dévoiler. Certes, il y a des choses que j’ai écrites qui ne sont pas honorables, qui ne sont pas flatteuses, mais c’est moi qui ai pris la décision d’en parler.

Si le lecteur n’est pas content, ce n’est pas grave, ça n’engage que lui. C’est bien plus problématique quand il s’agit de dévoiler des choses sur d’autres personnes.»

Attentats de paris

«Ils m’ont marqué comme tout le monde, mais je ne me sens pas capable de tenir un discours en tant qu’artiste. Et en tant que citoyen, je ne peux que dire ce que tout le monde a dit. Je n’arrive absolument pas à exprimer autre chose que ce sentiment d’horreur et d’effroi qu’on éprouve tous.

Si je pensais quelque chose de complètement hétérodoxe, si je pensais que, somme toute, c’est assez bien de descendre les gens qui écrivent ou dessinent des choses qui ne vous plaisent pas et que, dans le fond, Dieudonné est un garçon qui a raison, ça vaudrait le coup de l’écrire, comme tout ce qui est dissonant. Mais comme là je suis d’accord avec absolument tout le monde, je préfère m’abstenir.

De même que je ne préfère pas vous répondre au sujet de la liberté d’expression. C’est une vraie question, mais je ne sais pas trop… Joker!»

 


L’immagine e la parola: quatre films programmés par emmanuel carrère

«sans soleil» (Chris Marker, 1982)
«Chris Marker est un cinéaste qui m’importe beaucoup. Sans soleil est un film de montage qui illustre quelque chose que, d’une certaine façon, j’essaie aussi de faire.

Il s’agit d’un collage d’éléments a priori hétérogènes, comme des documents d’archives, des choses qu’il a filmées avec sa DV, par exemple dans le métro de Tokyo, et même des images prêtées par Haroun Tazieff. Je ne suis pas un grand lecteur de poésie, je n’entretiens pas avec elle une relation de familiarité.

Mais si l’idée de poésie au cinéma évoque quelque chose, c’est pour moi le cinéma de Marker.»

«à bout de course» (sidney lumet, 1988)

«C’est mon ami réalisateur Philippe Le Gay qui m’a fait découvrir ce film lors d’une soirée entre amis. A la fin, on était tous en larmes. Il y a dans A bout de course, pour lequel j’ai une affection immense, quelque chose de rare, malgré un sujet âpre: l’extraordinaire noblesse de sentiments des personnages, qui
sont des enfants en train de devenir des adolescents.

La vie à laquelle les ont contraints leurs parents, parce qu’ils ne pouvaient pas faire autrement, ne leur va plus, et devient insupportable. Ce qui produit des situations bouleversantes.»

«miele» (valeria golino, 2013)
«Dans les invitations que j’ai lancées, il y avait aussi un arrière-plan amical. L’une des trois personnes qui seront présentes à Locarno est Valeria Golino, qui est une comédienne que j’apprécie, et dont j’aime aussi beaucoup le film qu’elle a réalisé.

Miele, c’est du vrai cinéma, un long métrage dans lequel se révèle une réalisatrice. Cela me fait également plaisir qu’elle vienne lire des passages de mon livre Le royaume en italien, même si je n’écris pas dans le but d’une lecture à voix haute. Mes textes sont faits pour retentir dans la tête du lecteur.»

«Ida» (pawel pawlikowski, 2013)
«Pawel, c’est un ami, et c’est vraiment un bon exemple de cinéaste qui évolue entre le documentaire et la fiction. C’est d’abord un grand réalisateur de documentaires, et c’est à ce titre que je l’ai connu, quand je travaillais sur mon livre Limonov. 

Car il y a dans Serbian Epics (également projeté à Locarno, ndlr) un document accablant pour Limonov. On a beaucoup de centres d’intérêt communs, avec Pawel, mais je m’intéressais moins à ses fictions. Jusqu’à Ida, qui est une très grande réussite. Je me sens proche de sa démarche.»

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Leo Paul Ridet
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