Rencontre. Après «Léon et Louise», «Le faussaire, l’espionne et le faiseur de bombes» mêle matériaux romanesque et historique pour raconter les vies de Felix Bloch, Emile Gilliéron et Laura d’Oriano.
Alex Capus aime tant les gares, ces lieux de tous les possibles, qu’il prétend que son père était cheminot alors qu’il était psychologue et passe sa vie à cent mètres de celle d’Olten, nœud ferroviaire du chemin de fer central suisse.
C’est logiquement dans une gare, celle de Zurich, que l’écrivain suisse imagine une rencontre, un jour de novembre 1924, entre les trois héros de son nouveau livre: le dessinateur, restaurateur d’art grec et faussaire de génie helvético-grec Emile Gilliéron (1885-1939), Felix Bloch (1905-1983), physicien suisse pacifiste qui rejoignit pourtant Oppenheimer pour construire la bombe atomique à Los Alamos, et Laura d’Oriano (1911-1943), chanteuse de cabaret, Suissesse par mariage et espionne pour la Résistance française fusillée par les Italiens.
Une rencontre plausible, mais fictive. Ces trois-là ne se sont jamais parlé et seuls l’acte d’autorité narrative et l’imagination de l’écrivain les réunissent le temps d’un roman.
Alex Capus est depuis un an et demi propriétaire du Galicia Bar, un bar à musique live derrière la gare d’Olten. Capus l’a acheté lorsque l’association galicienne qui le gérait a posé les plaques. «Il manquait un lieu qui sonne vrai ici.»
Il a tout conservé, les murs, le parquet et même la tête de taureau empaillée qui trône au-dessus du bar, bien que ce ne soit plus celle d’origine: la propriétaire espagnole voulant la reprendre, il a trouvé un taureau basque empaillé qu’il est allé chercher à Colmar.
Son fils aîné, Luc, 25 ans, propose même une bière brassée au sous-sol. L’écrivain-patron de bar suscite la curiosité. «Les médias zurichois viennent vérifier que je suis vraiment derrière le comptoir…»
Le Galicia, c’est un peu la récompense de son précédent Léon et Louise. Best-seller en Allemagne, où il s’est vendu à 700 000 exemplaires, traduit dans une vingtaine de pays dont la France, où Actes Sud en a vendu quasiment 20 000 exemplaires, Léon et Louise a fait passer le fringant quinqua, auteur de romans, récits et nouvelles depuis Diese verfluchte Schwerkraft en 1994, dans la catégorie des écrivains «bankable». «J’ai enfin pu commencer à assurer ma retraite…»
Obsessions
Si Léon et Louise était basé sur son histoire familiale, Alex Capus a toujours des dizaines de personnages historiques qui lui trottent dans la tête. Parfois jusqu’à l’obsession. Pour s’en débarrasser, il écrit le livre qu’ils réclament.
En 2005, il a suivi les traces de Robert Louis Stevenson dans l’océan Pacifique dans Reisen im Licht der Sterne. En 1997, dans Munzinger Pascha, il racontait l’histoire de Werner Munzinger, fils de conseiller fédéral devenu aventurier en Abyssinie.
Felix Bloch et Emile Gilliéron, il les avait en tête «depuis toujours». Laura d’Oriano s’est imposée lorsqu’il a vu un documentaire sur elle en 2009. Le jour où il a pris conscience que, peut-être, ces trois-là se sont croisés à Zurich, l’a décidé: le roman les porterait ensemble.
Ce jour de 1924, lorsque le roman s’ouvre, Laura n’est encore qu’une gamine que ses parents, des artistes d’origine italienne, emmènent d’Istanbul au sud de la France en quête d’une vie stable.
Elle ne sait pas qu’à son tour, comme sa mère, elle fera des études de chant, épousera un Suisse alémanique qui l’emmènera dans son pays, d’où elle repartira en abandonnant mari et enfants pour devenir une star des cabarets entre Marseille et Nice avant de finir fusillée par les Italiens pour espionnage.
Ce jour de 1924, Emile Gilliéron fils transporte les cendres d’Emile Gilliéron père pour les enterrer dans sa terre natale des bords du Léman, à Villeneuve.
Le fils, qui a repris les activités de son père à Athènes et mène un florissant commerce de restauration de fresques grecques, ne sait pas qu’il ressuscitera le palais de Cnossos avec l’archéologue Arthur Evans et que ce palais serait, un siècle plus tard, le site archéologique le plus visité de la Méditerranée après l’Acropole, qu’il serait considéré comme un faussaire par les générations suivantes d’archéologues mais que ses peintures seraient exposées par le Metropolitan Museum of Art à New York.
Ce jour de 1924, Felix Bloch n’a pas 20 ans et rumine la volonté de son père de l’envoyer étudier la mécanique à l’ETH. Il ne sait pas qu’il deviendra une star de la physique nucléaire, qu’il fera carrière aux Etats-Unis, assistera à la montée du nazisme dans le pays où réside sa famille juive et suivra Oppenheimer à Los Alamos pour être certain que l’axe du bien possède la bombe atomique avant Hitler avant de devenir le premier directeur du CERN.
Alex Capus ne les a pas réunis pour la beauté de leur passeport suisse commun. «La Suisse ne m’intéresse pas. Ce qui m’intéressait, c’est leur volonté commune de suivre leur voie, de se réaliser sans faire de compromis. Les questions que se posent les personnages, je me les suis posées.
Que signifie être un artiste? Pourquoi est-ce douloureux de se cogner la tête contre les limites de son art? Moi qui joue au Franco-Helvético-Suisse, au barman-écrivain, à quoi ça rime? Quelle est mon identité?»
Bloch, qui veut comprendre comment l’univers fonctionne, c’est lui. Emile, qui donne vie aux fantasmes des autres, aussi. Les critiques, à la sortie du livre en allemand, lui ont reproché d’avoir voulu mettre trois romans en un et de donner dans la biographie plutôt que dans la littérature.
«Ils n’ont pas compris. Ce sont les échos entre eux trois qui donnent son sel au récit. Et toute biographie a un côté fictionnel. Même sans le vouloir, on interprète les dates, les lieux, les noms.»
Descendants
Et pour de vrai, ces trois personnages poussés par le même souffle narratif tracent dans le ciel de la vie un chemin à la fois solitaire mais relié par un fil invisible très fort. L’écriture de Capus, sobre et dense, rapide mais attentive aux mouvements de l’âme de ses personnages, empathique, soyeuse, leur dresse un tombeau fraternel.
Les thèmes de la destinée, de l’héritage familial, des attentes sociales auxquelles on choisit de répondre ou non, s’entrecroisent à travers le destin de Felix, d’Emile et de Laura. Une Europe en ébullition apparaît en filigrane.
Comment la petite histoire rencontre la grande, comment les guerres façonnent, subliment ou broient les individus, comment le courage consiste à se confronter au monde et comment, se faisant, on est souvent mal récompensé: voilà ce que raconte Le faussaire, l’espionne et le faiseur de bombes.
Ni omniscient ni invisible, le narrateur n’hésite pas à avouer son ignorance lorsqu’il se heurte à des blancs biographiques. Capus interroge ainsi ce qu’un romancier a le droit – moral, artistique – de faire et de ne pas faire.
Ainsi, au moment où Oppenheimer demande à Bloch de le rejoindre à Los Alamos pour le projet de la bombe atomique, on lit: «On ignore si Oppenheimer formula cette demande à l’université ou au domicile de Bloch, sur Emerson Road, et si la rencontre eut lieu le matin, l’après-midi ou le soir.
On ignore si l’épouse de Felix, Lore, était présente, et si les jumeaux étaient encore réveillés ou s’ils dormaient déjà. (…) On ignore tout de cette conversation, alors qu’elle fut sans doute la plus importante et la plus difficile de toute la vie de Felix Bloch.»
Pour Alex Capus, il y a des sujets où il est «interdit d’inventer». «Par exemple les camps nazis, ce serait obscène d’inventer si l’on n’y a pas été. Cette décision que Bloch a prise, qui allait à rebours de toute sa vie, mais qui lui permettait de participer à sa manière à la guerre qui tuait les membres de sa famille juive restée en Europe, je ne voulais pas l’inventer.»
Il est allé voir chacun des descendants. La peur au ventre: «Souvent, les chercheurs en savent plus sur leurs aïeux qu’eux-mêmes. On arrive en détruisant la légende que la famille avait soigneusement construite, légende qui parfois empêche une vérité blessante d’apparaître.»
Emile Gilléron III à Athènes lui donne accès aux papiers personnels de Gilliéron, «un scientifique au français pur qui vit dans un appartement tapissé des dessins de son grand-père».
A Stanford, la fille de Bloch, professeur d’histoire, lui montre les lettres privées de son père. Le jour de la parution du roman en allemand, il reçoit un coup de fil de la fille de Laura d’Oriano, Anna, que sa mère a abandonnée enfant pour vivre son destin de chanteuse, Anna qui n’a plus jamais eu le droit de prononcer le nom de sa mère devant son père.
«Comment osez-vous écrire sur ma mère?» Capus lui dit être prêt à la rencontrer. Elle répond qu’elle va d’abord lire le livre. Elle n’a jamais rappelé.
Le faussaire, l’espionne et le faiseur de bombes
De Alex Capus. Actes Sud, 288 p.