David Oyelowo. L’Anglais, qui enchaîne les productions centrées sur des thématiques raciales, interprète dans «Selma» le mythique leader noir. Rencontre lors de la dernière Berlinale, où le film était projeté en séance spéciale.
Cent ans de lutte pour les droits civiques des Afro-Américains en deux films. C’est ce qu’a vécu David Oyelowo. Il y a deux ans, dans le Lincoln de Steven Spielberg, le personnage qu’il interprétait interpelle en 1865 le seizième président des Etats-Unis pour lui dire qu’après l’abolition de l’esclavage, peut-être qu’un jour les Noirs auront le droit de vote.
Et voici que dans Selma, qui se déroule dans l’Alabama de 1965, symbole de ce Sud où le racisme est alors profondément ancré dans les mentalités, il dit à peu près la même chose à un autre président, en l’occurrence Lyndon B. Johnson. Dans les faits, les Noirs peuvent voter. Mais dans la pratique, ils n’obtiennent jamais leur carte d’électeur.
David Oyelowo, qui dans Lincoln interprétait le caporal Ira Clark, a dans ce film l’apparence de Martin Luther King, qu’il campe avec beaucoup de prestance. Il faut dire que ce rôle, il a tout fait pour l’obtenir.
Citoyen britannique d’origine nigériane, formé sur les planches et premier comédien de couleur à interpréter un roi dans une production de la Royal Shakespeare Company, il embarque femme et enfants en 2007 et s’installe à Hollywood. Deux mois après son arrivée, il tombe sur le scénario de Selma.
«Je l’ai lu et j’ai senti comme un appel de Dieu. Je devais le faire», raconte le comédien qui nous reçoit dans le salon d’un grand hôtel berlinois. Et il s’illumine littéralement dès qu’il commence à évoquer celui qu’il appellera tout au long de l’entretien Dr King.
«Le problème, c’est que je n’avais alors tourné dans aucune production américaine. «Mais tu es Anglais… Tu veux vraiment ce rôle?» me disait-on alors.» Trois ans plus tard, le réalisateur Lee Daniels hérite du script et décide néanmoins de travailler avec lui.
Le projet capote et les deux hommes tournent finalement le thriller Paperboy, qui sera montré en compétition à Cannes 0ù il ne suscite guère d’enthousiasme. Suivra une deuxième collaboration, autrement plus fructueuse: Le majordome, dans lequel l’acteur joue l’un des fils du personnage-titre.
Dans le même temps, David Oyelowo tourne sous la direction d’Ava DuVernay Middle of Nowhere, qui vaut à sa réalisatrice un prix de la meilleure mise en scène à Sundance. L’Anglais décide alors de tout faire pour qu’elle réalise Selma, en s’appuyant financièrement sur l’influente Oprah Winfrey, qu’il a rencontrée sur Le majordome. Racontant les trois mois qu’a passés Martin Luther King dans la petite ville de Selma, le film entre enfin en préproduction.
L’effet obama
Si l’on ajoute encore à sa filmographie des titres comme La couleur des sentiments, qui se déroule dans le Mississippi conservateur des années 60, et Red Tails, sur le premier escadron aérien entièrement noir de l’armée américaine, l’Anglais s’est distingué, en marge de grosses productions comme La planète des singes et Interstellar, dans cinq films faisant de la thématique raciale leur enjeu principal.
Pour lui, aucun doute n’est permis: c’est l’arrivée au pouvoir de Barack Obama qui a rendu ces films possibles. «Le fait que les Etats-Unis ont élu un président noir a encouragé la mise en chantier de longs métrages regardant en arrière afin d’expliquer comment on en est arrivés là.
Avant l’élection du président Obama, tous les films parlant des droits de la communauté afro-américaine étaient racontés à travers des personnages blancs qui se retrouvaient plongés dans des histoires noires. Or, depuis quelque temps, les récits avec des protagonistes noirs marchent bien au box-office et sont salués par la critique.
C’est ce qui a rendu possible, près de cinquante ans après sa mort, ce premier film sur le Dr King.»
David Oyelowo n’avait jamais entendu parler de Selma ni de la marche symbolique organisée par Martin Luther King jusque dans la ville voisine de Montgomery, qui est au cœur du film. «Mais peu de gens la connaissent, souligne-t-il.
Tout le monde a entendu parler de la marche sur Washington, du discours «I have a dream» ou du boycott des bus de Montgomery, alors que c’est à Selma que le Dr King a connu son plus grand succès en tant que leader du mouvement des droits civiques.
Le boycott de Montgomery a duré près de treize mois avant qu’il y ait des changements, alors qu’à Selma cela n’a pris que trois mois. Grâce à cette idée: il a laissé la presse prendre et diffuser des photos de Noirs brutalisés, dans le but qu’ainsi exposé dans les médias, un problème noir devienne un problème américain. Il s’est passé la même chose avec les événements de Ferguson et l’assassinat d’Eric Garner.»
Il y a deux ans, Fruitvale Station revenait sur une autre bavure policière, celle qui a vu, en 2009, dans la banlieue de San Francisco, un jeune Noir être abattu à bout portant. Une preuve de plus que le racisme et les problèmes de couleur de peau sont encore d’actualité. A son grand regret, David Oyelowo se voit contraint d’abonder.
«Ces problèmes sont importants, systémiques, enracinés. Et causent de nombreux préjudices, comme la disproportion des Noirs en prison: il y a environ 12% d’Afro-Américains aux Etats-Unis, mais ceux-ci représentent 50% de la population carcérale.
Et vous avez 21 chances de plus d’être tué dans les rues par un policier si vous êtes Noir. Les problèmes raciaux existent toujours, et la seule manière de les résoudre est de continuer à en parler.»
Un leader humanisé
Le cinéma peut-il changer le monde, ou du moins attirer l’attention sur ces dysfonctionnements? Le natif d’Oxford veut le croire. «Une des raisons qui m’ont poussé à devenir acteur est que je crois que les films ont le pouvoir d’inspirer les gens et de les pousser à s’analyser. Le cinéma est un médium puissant.
C’est très rare, dans nos sociétés occidentales où tout va toujours plus vite, de pouvoir maintenir l’attention d’une audience durant deux heures. Et j’ai constaté à quel point un film comme Selma pouvait toucher les gens au point de les rendre plus actifs socialement et de s’impliquer d’avantage au sein de leur communauté.
Mais qui est Martin Luther King? Son interprète a été confronté à cette question. Il a entendu de la bouche de plusieurs jeunes qu’il a sauvé les esclaves, tandis que d’autres savent simplement qu’il a donné son nom à un jour férié. «J’ai parlé l’autre jour dans la classe de mon fils de 10 ans et, maintenant, ils savent tous qui il est.
Ce qui fait la force du film, c’est qu’on le montre comme un leader, mais aussi comme un être humain, quelqu’un qui n’était pas parfait. Le risque, avec les grandes figures historiques qui ont accompli des choses incroyables, c’est de les rendre surhumaines plutôt que de les montrer comme vous et moi.
Mais quand elles deviennent surhumaines, le film est moins intéressant, parce que si les gens vont au cinéma, c’est aussi pour se mettre à la place du protagoniste et se demander comment ils réagiraient dans des circonstances similaires.
C’est pour cela que nous souhaitions humaniser le Dr King, le montrer avec sa famille et être parfois peu sûr de lui.» Ce sont d’ailleurs ces scènes intimistes, au-delà du caractère parfois ampoulé de la reconstitution historique, qui font l’intérêt de Selma, un film classique et relativement lisse, mais très habile dans sa façon de mettre en lumière les rôles joués par le président Johnson et le gouverneur de l’Etat d’Alabama, George Wallace.
«C’est quand elles sont cachées que les injustices se propagent comme un cancer, conclut David Oyelowo. Aujourd’hui, on n’a plus besoin d’un Dr King se rendant dans le Sud pour montrer ce qu’il s’y passe. On sait ce qui se déroule partout dans le monde.
Et comme je pense qu’il y a plus de gens qui sont pour la justice que de gens qui sont pour l’injustice, j’ai espoir que les armes pacifistes puissent un jour éradiquer la haine.» On aimerait bien le croire.
Peu de grands rôles noirs
Si Hollywood semble depuis l’élection d’Obama plus enclin à s’attaquer à des problématiques noires, le cinéma commercial continue néanmoins à être massivement blanc. Les acteurs noirs restent majoritairement cantonnés dans des rôles secondaires, comme celui du meilleur copain du héros, de son chef, ou du méchant de service.
Si des comédiens comme Whoopi Goldberg ou Eddie Murphy ont, dans les années 80, réussi à s’imposer, c’est parce qu’ils étaient des figures comiques.
Même si on est heureusement loin de l’image du Noir telle qu’elle était véhiculée dans la première moitié du XXe siècle (le bon «nègre» serviable et obéissant, le Noir idiot source de moquerie, le Noir perfide et menaçant, la nounou rondelette et joviale, la belle mulâtresse, etc.), les rôles que l’industrie américaine dominante confie aux Afro-Américains restent le plus souvent relativement lisses en marge des films intrinsèquement noirs, à l’instar de Selma.
Samuel L. Jackson joue dans The Avengers, troisième plus gros succès de l’histoire… Certes, mais les vraies stars du film sont six superhéros qui sont tous des visages pâles.
«Naissance d’une nation» (david w. griffith) 1915
Film clé de l’histoire du cinéma, ce chef-d’œuvre problématique colle aux mentalités de l’époque et réduit les Noirs, en suivant la doxa du KKK, à des sauvages primitifs et violents.
«Le chanteur de jazz» (Alan Crosland) 1927
Avant les années 50-60 et le succès de Sidney Poitier, premier acteur black à avoir accès à des premiers rôles, les Noirs sont souvent des Blancs grimés.
«La couleur pourpre» (S. Spielberg) 1985
Tout en reproduisant les stéréotypes dont la communauté noire essaie de se débarrasser, le film fait de Whoopi Goldberg la première star féminine de couleur.
«Annie» (Will Gluck) 2014
Actuellement en salle, cette version black de la fameuse comédie musicale met en scène une romance interraciale entre une Blanche et un Noir, ce qui reste relativement rare dans le cinéma dominant.
«Selma».
D’Ava DuVernay. Avec David Oleyowo, Carmen Ejogo et Tim Roth. Etats-Unis/GB, 2 h 08.