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Paul Gauguin, sublime salaud

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Jeudi, 12 Février, 2015 - 05:57

Portrait. Pudique, quoique extraordinaire, l’exposition de la Fondation Beyeler fait à tort l’impasse sur l’homme Gauguin, manipulateur, destructeur et érotomane. Piqûre de rappel!

Quelle émotion! Il est rare de sortir d’une exposition à ce point ensorcelé par un peintre. Oui, la rétrospective des chefs-d’œuvre bretons et océaniens de Paul Gauguin à la Fondation Beyeler, à Bâle, est un événement culturel majeur en cette année 2015.

Des années de préparation, des prêts uniques, une cinquantaine de toiles merveilleuses, dont une vient d’être vendue au Qatar pour – sans doute – la somme record de 300 millions de dollars. Une exposition au superlatif.

Trop sans doute. Car les responsables de la rétrospective bâloise font l’impasse sur la personnalité trouble de Paul Gauguin, artiste extraordinaire, mais aussi calculateur et manipulateur, érotomane et alcoolique, morphinomane et guère gêné de transmettre ses tréponèmes et staphylocoques aux adolescentes tahitiennes qu’il chassait en masse.

Peu de chances de lire, dans l’hagiographie de Bâle, cette remarque de Gauguin après l’accouchement de l’une de ses maîtresses polynésiennes: «Le bébé est superbe, comme tout ce qui est adultère. Et je dois dire que les enfants ne m’importunent pas car je les abandonne purement et simplement.

Ah oui, je suis un sauteur de première classe qui a abandonné femmes et enfants. Le moment venu, nul doute que j’abandonne celui-ci.»

Le faiseur de mythes

Halte-là! Encore le coup du jugement moral sur la vie dissolue des artistes, ces monstres d’égoïsme, ces prédateurs sexuels? Encore le vieux débat – un sujet de dissertation jusqu’à la prochaine nuit des temps – sur la nécessité ou non de distinguer la vie et l’œuvre, la crapule et le génie?

Pas si simple. Une exposition monographique ne perd rien, au contraire, à examiner toutes les facettes d’un artiste, les sombres comme les claires. C’est ce que faisait avec pertinence la rétrospective de la Tate Modern en 2010, au titre programmatique: Gauguin, le faiseur de mythes.

Elle montrait, notamment, comment le peintre symboliste n’a cessé d’alimenter sa propre légende de paria, d’Inca sauvage (sa grand-mère était Péruvienne) et de défricheur d’absolu. Son ami Pissarro rappelait que Gauguin est toujours resté l’habile courtier en Bourse qu’il avait été jeune homme, avant de se lancer, la trentaine venue, dans une carrière artistique.

S’il est parti pour les îles, ce n’est pas seulement pour y chercher un état primitif de l’humanité, une nature vierge et des jeunes filles qui l’étaient autant. Gauguin savait son public parisien, qu’il méprisait tant, avide de nouveaux thèmes et horizons exotiques. En s’installant à Tahiti à la fin du XIXe siècle ou aux Marquises au début du XXe, il répondait aussi à une demande du marché.

Même si la stratégie a échoué en raison de l’incompréhension que suscitait son art révolutionnaire, voire de la réprobation devant tant de toiles intitulées La femme-enfant Judith n’est pas encore dépucelée ou La luxure (pour ne pas parler de Ton tour viendra, ma beauté, peint à Arles en 1888, alors que Gauguin était en compagnie de Van Gogh).

La curatrice de la rétrospective de Londres allait jusqu’à décrire (voir la photo ci-contre) le visage du peintre en ces termes: «Les sourcils bas, les yeux lascifs et mi-clos, le nez crochu et cruel, la bouche sans sourire…» Ce jugement sévère doit se mesurer à l’aune rouillée de la francophobie anglaise, en particulier envers les artistes Frenchy dépravés.

Reste que la rétrospective de la Tate était la première du genre en Grande-Bretagne en cinquante ans, signe que la vie personnelle de Gauguin a longtemps révulsé les citoyens de Sa Gracieuse Majesté.

Exagération, là aussi. Gauguin abandonnant sa femme Mette et ses cinq enfants, comme Rousseau avait planté là sa femme et ses cinq enfants pour créer en toute liberté? Il a en vérité été chassé de sa famille parce que son épouse avait cru avoir affaire à un banquier alors qu’elle n’avait qu’un artiste impécunieux devant les yeux.

Le pédophile amateur de vahinés âgées au maximum de 14 ans? Les mœurs de la Polynésie n’étaient pas celles de la IIIe République: il était alors coutume de prendre alliance avec d’aussi jeunes filles. Le syphilitique au stade terminal?

L’étude récente de ses dents à la fin tragique de sa vie ne montre aucun signe de la maladie (mais Gauguin reconnaissait lui-même avoir cette «triste infirmité»). Le découvreur d’un paradis océanique encore inconnu de l’art? Le peintre savait très bien, en cinglant vers Tahiti, que les colons français avaient déjà fait table rase des anciennes traditions.

Peintre enragé

Le faune pervers? Nous y voilà. Paul Gauguin avait une qualité: il osait tout, se fichant comme d’une guigne des jugements pudibonds. Son audace ne se limitait pas à sa palette énergique, ses aplats de couleurs puissantes aux contours appuyés, ses lignes essentialisées à l’extrême. Il traquait le mystère de la création dans les contrastes chromatiques et l’évocation de jardins d’Eden qu’il savait ne pas exister.

Cette pulsation archaïque était aussi celle de la sensualité, de la chair, du coït et de la mort. Gauguin faisait feu de tout bois pour arriver à ses fins: produire la peinture la plus belle et énigmatique possible. Il était le peintre enragé, obsessionnel, larguant les amarres autant que la bienséance par sa foi dans le pouvoir sans égal de l’art.  

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