Critique. Les acteurs et chanteurs Gérard Darmon et Marc Lavoine publient chacun le récit de leur relation à leur père.
Le cœur des hommes est un mystère insondable que parfois un coup de larmes dévoile. A 66 et 52 ans, Gérard Darmon et Marc Lavoine, vieux orphelins que la peur d’oublier le passé avant de l’avoir compris fait frémir, racontent avec une douce impudeur l’homme dont ils sont issus. Tout commence par la mort du père.
«Quand mon père est mort, je n’étais pas là», se souvient Gérard. «Dans le cimetière de Wissous, près des pistes d’Orly (…) le cercueil de mon père est jonché de fleurs blanches», raconte Marc dans L’homme qui ment. Au bras de sa mère, il enterre son père Lucien. Dans une voiture à l’extérieur du cimetière, Catherine, la deuxième femme de son père, interdite d’enterrement. Devant la tombe, Géromie, troisième femme officielle de Lulu
. Sur le cercueil, une couronne du Parti communiste français. Le résumé d’une vie passée à courir après la justice et les femmes, récoltant quelques lauriers, un peu de reconnaissance, beaucoup d’amour, deux divorces et pas mal de désillusions.
Marc est né garçon alors que sa mère voulait une fille. Elle met cinq jours à demander à voir son fils. S’ensuit pourtant une douce enfance en banlieue dans les années 60, «près de champs de pommes de terre et des avions qui décollent».
Le père est employé à la poste, syndicaliste, communiste, passionné de jazz, meurtri par la guerre d’Algérie, beau, drôle, séducteur compulsif. La mère secrétaire, délicate, aimante, dévouée, triste. Peu à peu, Marc et son frère sont dans la confidence de leur père «sans avoir rien demandé», héritant d’un secret de famille trop lourd à porter. Alors Marc sort taper dans un ballon de foot, écrit de la poésie et puis décide d’être acteur, à 16 ans, et quitte la maison avant d’avoir à assister à l’affrontement entre ses parents.
Lorsque son père meurt, «tout un pan de l’univers sombre» pour Gérard Darmon, «avec ses souvenirs, ses regrets, ses nostalgies, ses erreurs, ses bonheurs, ses personnages, ses décors». C’est que le destin de son père est opaque, et l’album photo que feuillette Gérard est jauni. Et tant de noms ont disparu.
Henri Messaoud Darmon est né en Algérie en 1910, il portait un borsalino, possédait une carte de combattant de la République française, est mort en banlieue à l’âge de 86 ans, neuf mois après sa femme. Juif pied-noir, spahi, il était arrivé d’Oran en 1937, s’est imposé dans le milieu de la Bastille sous le nom Riquet de la Bastille, avant de se lancer dans le commerce de vin et d’épouser une jeune Oranaise dans un mariage arrangé qui les rendra malheureux tous les deux.
Enfant de la rue des Artistes, près du parc Montsouris, Darmon aimait Sinatra alors que l’époque adulait Jimi Hendrix. Il abandonne le lycée, va faire un tour dans un kibboutz, veut être Fernandel, comédien. La première fois qu’il le voit sur scène, son père lui dit qu’il est fier de lui. Pour la première fois.
Un amour indéfectible
Darmon et Lavoine, désormais pères et grands-pères, ont l’âge que leur père avait lorsqu’ils étaient des fils avant tout. Ils l’ont aimé d’un amour immense dont ils ne se remettent pas. Tous deux fils d’un homme à femmes, ils découvrent sur le tard ses faiblesses, ses lâchetés. Ils ont tous deux pris femme tôt, sont devenus père à 20 ans, impatients de prouver qu’eux aussi étaient des hommes.
On les dit beaux: ils n’en croient rien, complexés par des hontes anciennes et intimes. «Pourquoi, docteur, quand je pense à tout ça, j’ai honte, j’ai peur de mon succès, de mon physique? Mon physique d’enfant un peu trop rond qu’on prenait pour une fille (…), souffle Marc Lavoine. Un physique qui parfois se résume, le succès venu, par un mot qui se veut agréable et qui, pour moi, est assassin: beau.»
Ils écrivent du fond de leur culpabilité d’avoir réussi, eux, reléguant père, mère, frères et sœurs dans l’ombre. Ils bouclent la boucle, font le tour du proprio. Ils ont besoin de savoir d’où ils viennent pour faire du mieux qu’ils peuvent, aujourd’hui, avec le matériau familial qu’on leur a légué.
Ils ne sont pas des stylistes, mais Sur la vie de mon père… et L’homme qui ment coulent avec une fluidité généreuse, sensible, intelligente, celle des raconteurs d’histoires talentueux et d’amoureux de la langue instinctifs qu’ils sont.
En couverture des livres, leur photo: non pas seulement pour appâter la chalande, mais parce qu’il s’agit d’eux, avant tout. D’eux qui s’approprient avec force une histoire d’enfance, de filiation, de souvenirs, d’amour et de chagrin qui désormais est entièrement la leur.