Rencontre.Le pianiste genevois, qui se produira en solo dans le cadre du Cully Jazz Festival, publie en trio un passionnant album de reprises de standards pop-rock,
de Jimi Hendrix à Nirvana en passant par The Police et les Doors.
Une basse groovy mais pas trop, une batterie discrète mais obsédante. Puis vient ce piano totalement libre, qui survole les débats avec une classe totale. On sent l’osmose entre les trois musiciens, le plaisir de jouer ensemble, l’euphorie grisante du live. Soudain, le piano accélère subtilement le tempo, on s’accroche à une mélodie et on se prend à fredonner. «I’ll send an SOS to the world.» C’est bien chez The Police et son Message in a Bottle que nous emmènent les musiciens. Trio rock par trio jazz, la relecture est superbe.
Plus loin, même sensation ô combien grisante de découvrir un standard sous un autre jour. Hymne grunge qui en 1991 voyait Nirvana passer des clubs enfumés à des stades trop grands pour le groupe, ce qui d’ailleurs causera sa perte, Smells Like Teen Spirit devient une délicate et mélodique ballade. Le groupe qui s’amuse à s’approprier ces morceaux à la puissance mélodique si grande qu’elle leur permet toutes les audaces, c’est le Moncef Genoud Trio, emmené par le pianiste genevois d’origine tunisienne, qui signe là son douzième enregistrement.
Lorsque le musicien, aveugle de naissance, évoque dans son studio de Chêne-Bourg cet enregistrement, il s’illumine. «Je n’avais jusque-là jamais réfléchi à faire un truc vraiment commercial. Or, avec ce disque, on tend vers quelque chose de plus accessible, mais sans que cela soit péjoratif ni que ça altère ma manière de voir le jazz. Même si on reprend des thèmes connus que les gens aiment bien, je me suis senti libre de jouer comme je voulais. Mais cela m’a obligé à être plus mélodique qu’auparavant. Si c’est mon bassiste Gabriel Scotti qui est à l’origine du projet, ma copine a aussi été d’une grande influence. Elle ne connaît pas beaucoup le jazz, et dès que ça commence à devenir trop compliqué, trop intellectuel, elle avoue ne plus comprendre. Là, j’ai essayé d’être abordable, mais sans tomber dans le truc ennuyeux ou sirupeux. Au fil du temps, je me suis rendu compte que c’était important de jouer des choses plus faciles tout en ayant un discours de chorus moderne, et en retombant au bon moment afin que les gens puissent nous suivre. C’est un travail que je suis en train de faire depuis deux ans et qui m’ouvre beaucoup de portes.»
Baptisé Pop Songs, ce nouvel album est le premier gravé en compagnie de ce trio dont le batteur Valentin Liechti est le troisième membre. On y découvre également des reprises de Jimi Hendrix, des Doors, de John Lennon et même de Kurt Weill ou encore Consuelo Velázquez. C’est en évoquant leurs affinités personnelles que les trois musiciens ont décidé des morceaux auxquels ils souhaitaient s’attaquer. «Gabriel m’a par exemple proposé Police, tandis que de mon côté j’avais envie de travailler le thème de Nirvana, Smells Like Teen Spirit que j’adore et que j’avais déjà repris en ballade avec une élève chanteuse. Les morceaux les plus difficiles à adapter, ce sont ceux de Jimi Hendrix, parce qu’ils sont très compliqués. Mais dans le même temps, ils laissent aussi beaucoup de liberté.»
Tâtonner et se planter
Musique par essence libre, et dont l’improvisation est une composante essentielle, le jazz permet de s’attaquer à tout, du rock au classique. Le pianiste acquiesce, mais nuance. «C’est en effet une musique qui permet d’aller partout. Mais personnellement, les reprises de Bach par Jacques Loussier, je n’aime pas du tout. Le classique est un territoire compliqué et à mon sens trop dangereux. Ce n’est pas impossible, mais il faut trouver le bon chemin. Avec le rock, c’est plus intéressant. On peut prendre une chanson lente et la jouer rapidement, et vice versa, ou encore s’attaquer à un morceau à quatre temps pour essayer de le faire à cinq ou à deux temps. Mais avant toute chose, il faut apprendre les accords tels qu’ils sont, les jouer beaucoup de fois. Ce n’est qu’après que les idées viennent. Message in a Bottle, je l’ai peut-être joué mille fois avant de trouver mes marques. Ce répertoire ainsi que ce nouveau trio, on les a rodés dans une boîte à Genève. Chaque mercredi soir, de 9 heures à minuit, on essayait des choses. Je jouais sur un piano électrique, ce qui n’était pas le plus facile, mais ça nous a permis de tâtonner et même de nous planter. On ne s’arrêtait jamais, mais il y a eu au fil du temps des versions pas terribles, d’autres meilleures. On a par exemple abandonné l’idée d’enregistrer Je t’aime… moi non plus, de Gainsbourg, parce que je n’arrivais pas à en faire quelque chose.»
L’appel de Youssou
Même s’il avoue revenir régulièrement aux grands maîtres, comme Monk et Peterson, Moncef Genoud adore écouter des nouveautés. «Vu que j’enseigne la musique au collège à des adolescents qui préparent leur maturité, je me dois d’être ouvert, de connaître Adele, Passenger ou Bruno Mars. Mais ce que j’écoute de plus en plus, ce sont les chanteurs. En jazz, j’adore le duo Bill Evans-Tony Bennett, mais aussi Shirley Horn, Stacey Kent, Diana Krall et Gretchen Parlato lorsqu’elle reprend du Herbie Hancock. J’aime aussi beaucoup Sting, qui a composé de super-mélodies, de même que j’apprécie beaucoup Sinatra.» On souffle alors au pianiste que Bob Dylan s’apprête à sortir un album sur lequel il interprète de sa voix nasillarde des classiques du crooner. «Il me le faut», s’exclame-t-il une fois revenu de sa surprise.
Le Genevois enchaîne alors sur Jamie Cullum, dont il adore tant la virtuosité – lorsqu’il reprend comme lui, au piano, des standards pop – que la voix. Et d’avouer que de temps à autre, il essaie d’ailleurs de chanter. «Je me suis trouvé dans des clubs à interpréter des blues, et franchement cela fonctionne. Il faut que j’y pense sérieusement.» La conversation se poursuit, et voici qu’au détour d’une question anodine il se liquéfie littéralement et nous fait part de sa frustration. En 2007, il se faisait connaître d’un public plus large à travers le documentaire Retour à Gorée, réalisé sur son initiative par Pierre-Yves Borgeaud. On y suit le Sénégalais Youssou N’Dour, refaisant à l’envers le périple des esclaves pour remonter aux racines africaines du jazz. L’expérience fut inoubliable, marquante. «Mais je viens de connaître un gros déboire, glisse le musicien. Youssou m’a rappelé il y a deux semaines pour que je vienne jouer à Dakar avec lui, mais le DIP (Département de l’instruction publique, ndlr) ne m’a pas accordé le congé que je demandais. Je ne devais partir que trois jours, et ça a été terrible, une déconvenue énorme. C’est la deuxième fois que ça m’arrive, et là ça m’a vraiment contrarié. J’ai mis un petit moment à m’en remettre. Ça m’aurait bien fait plaisir de participer à ce concert. Mais comme on dit, les autres instances n’ont pas été d’accord… Alors que ce n’est pas tous les jours qu’on demande à un prof de musique d’aller jouer avec une star planétaire. En plus, ça nettoie la tête d’aller faire des concerts. On se sent ensuite mieux pour enseigner, et en plus on peut faire partager aux élèves ce qu’on a vécu. Je n’ai pas très bien compris. Mais pour revenir à votre question, c’est vrai que le jazz, c’est beaucoup plus que de la musique; c’est aussi une histoire. Et c’est ce qui le rend tellement émotionnel.»
Ne pas perdre la fougue
A chaque fois qu’il se penche sur son piano, les émotions sont d’ailleurs différentes, dit Moncef Genoud. «Lorsqu’on est fatigué et que tout ne va pas comme on veut, on joue sur l’énergie et ça compense. Mais quand tout marche super bien, le bonheur est ultime.» On devine aisément que c’est ce qui s’est passé durant les sessions de ce Pop Songs à mettre en toutes les oreilles et qui s’avère être une excellente porte d’entrée vers le jazz pour ceux qui ne sont pas familiers des notes bleues.
Particulièrement à l’aise en trio, le Genevois apprécie également l’exercice du concert solo, et pense d’ailleurs prochainement enregistrer un album dont il serait l’unique musicien. Un moyen d’explorer, de se surprendre, d’éviter la routine. Car s’il y a bien une chose qu’il déteste, c’est la redite, le même concert redonné soir après soir. «Cette idée me paralyse. Si on refait toujours la même chose, on s’ennuie. Et si on s’ennuie, il n’y a plus la fougue. Il faut faire attention à cela.» ■
«Pop Songs». Du Moncef Genoud Trio. En concert le 14 mars à Sion (Ferme-Asile), le 28 mars à Lausanne (Chorus) et le 24 avril à Berne (BeJazz Winterfestival). Concert piano solo le 10 avril, au temple de Cully, dans le cadre du Jazz Festival.