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«Snow Therapy» de couple

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Jeudi, 5 Février, 2015 - 05:56

Analyse.Notre chroniqueuse Marcela Iacub a adoré «Snow Therapy» et se souvient qu’elle-même est un jour rentrée seule du Panamá. L’instinct de lâcheté est parfois irréparable dans un couple.

Si l’on fait abstraction de son féminisme suédois désespérant, Snow Therapy, le film de Ruben Östlund, est un véritable chef-d’œuvre. En faisant preuve d’une finesse et d’un courage peu communs, Östlund se confronte ici à une grande énigme de l’âme humaine qu’aucun cinéaste n’avait explorée avant lui. Dans des situations ultimes, il apparaît dans chacun d’entre nous un point obscur et inconnu de nous-mêmes. Dans Snow Therapy, cette irruption a lieu au tout début du film. Un couple suédois et ses deux enfants se trouvent sur la terrasse d’un restaurant d’une station de ski des Alpes. Soudain, une avalanche menace de tout emporter. Dans la panique, la mère ne songe qu’à protéger ses enfants qui, eux, appellent leur père. Or, ce dernier part en courant avec son iPhone pour se sauver seul.

Mais l’avalanche n’accomplit pas ses promesses criminelles. Elle s’arrête à temps, de sorte que tout reste en place. Il n’y a ni dégâts matériels ni aucun blessé. Le père revient et la famille poursuit son repas comme si rien ne s’était passé. Pourtant, cet épisode, qui ne dure que deux ou trois minutes, va déchirer ce couple avec la même puissance qu’une avalanche meurtrière. Ebba, l’épouse, ne cesse de raconter l’événement devant des tiers. En leur parlant, elle cherche désespérément à se raccrocher à des normes «sociales» pour juger ce qu’a fait Tomas, son mari. Mais elle n’en trouve aucune. En effet, comment traiter ce moment de vérité pendant lequel son mari ne songea qu’à lui-même en les abandonnant, elle et ses enfants? Chacun sait néanmoins qu’il ne fut pas un acte prémédité ou même «médité». C’est quelque chose surgi de lui à l’improviste et qui a laissé tous les témoins pantois, à commencer par Tomas lui-même.

Lâcheté ou instinct
Mais quelle est la nature de cette chose-là? Ne s’agit-il pas de la plus profonde vérité des êtres? Comment peut-on l’intégrer dans le tissu d’une relation, d’une existence? Et, plus précisément, est-ce qu’un tel couple peut se sauver en dépit de la vérité affreuse que le destin l’obligea si violemment à regarder? Il y a une vingtaine d’années, j’ai été la protagoniste d’un événement similaire. J’étais en vacances au Panamá avec mon partenaire de l’époque, lorsque deux hommes avec des couteaux nous ont attaqués dans la rue. Au lieu de tout leur donner et partir, sans penser à ce que je faisais, j’ai eu la folie de résister. Alors que mon compagnon s’en allait en courant, me laissant seule me confronter aux voleurs… Un hasard extraordinaire me sauva la vie. Un policier qui passait à l’improviste menaça les agresseurs avec son arme, les faisant fuir. Mon compagnon et moi nous sommes retrouvés à l’hôtel. Nous n’avons pas échangé un mot sur ce qui venait de se passer. Nous nous sommes séparés sans aucune parole. Toute explication parut superflue.

Et pourtant cet homme croyait, avant que cette histoire terrible n’arrive, que jamais il n’avait aimé une femme comme il m’aimait. J’imagine que, par la suite, il n’a pas vu les choses ainsi. Depuis, j’appelle ces mystères de l’âme qui font éclosion dans des moments limites le point V, celui de la vérité. Dans Snow Therapy, le couple que formaient Ebba et Tomas a eu plus de chance que le mien. Ce que le réalisateur inventa comme dispositif de sauvetage de cette relation amoureuse est d’une grande beauté. Je ne dirai pas de quoi il est question: il faut le voir avec ses propres yeux. Ce que l’on peut anticiper, c’est qu’il s’agit d’une sorte de cérémonie qui exige de grands efforts de la part de Tomas. Une cérémonie qui doit avoir lieu dans la neige pour contrecarrer l’événement tragique qui arrive lui aussi par la neige.

Le point de Vérité
L’hypothèse de Ruben Östlund est en substance que le mal que produit l’émergence du point V n’est pas irréparable. Que cette vérité-là doit se confronter à d’autres considérations. Après tout, Tomas est certain qu’il tient à sa femme plus que tout au monde. Ce sentiment, si factice paraisse-t-il après l’émergence du point V, ne doit-il pas être pris en compte pour pondérer la solidité et la viabilité d’une relation amoureuse?

Ce faisant, Östlund cherche à nous montrer que le couple, quoi que l’on dise de sa forme contemporaine par rapport à ce qu’elle était dans le passé, n’est pas une structure gouvernée par la vérité des sentiments et des désirs. Que c’est d’un tout autre type de relation dont il est question. C’est pourquoi, quand le point V fait irruption d’une manière aussi négative, il faut non pas s’y confronter mais le contourner par des mécanismes qui font appel à l’effort, à la conscience et à la raison – non à la vérité. Tout en étant un mythe, le mariage d’amour nécessite que l’on soigne avec beaucoup de tact sa fragile façade. Le génie d’Östlund est de nous faire basculer insidieusement du point V des âmes vers celui des institutions. Comme si l’irruption du premier dans un film avait le pouvoir de nous montrer ce que signifie pour un couple réel de s’aimer. Et ceux qui, comme moi, ne le comprennent pas, rentrent toujours seuls du Panamá. ■

Lire aussi l’article d’Anna Lietti en page 42.

«Snow Therapy» («Turist»). De Ruben Östlund. Avec Johannes Bah Kuhnke, Lisa Loven Kongsli. Suède, 1 h 58.

Marcela Iacub
La juriste, essayiste et chercheuse franco-argentine publie chaque mois dans L’Hebdo un essai sur un film d’actualité.

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