Rencontre. L’Ethiopien Zeresenay Berhane Mehari raconte, dans un film d’une redoutable efficacité, l’histoire vraie d’une adolescente kidnappée et violée.
Hirut a 14 ans. Ce jour-là, elle rentre chez elle le cœur léger. Elève appliquée, elle a été promue en classe supérieure. Mais voilà que des cavaliers approchent. Hirut est brutalement kidnappée. Enfermée dans une sombre cabane, elle est violée par un homme qui lui lance simplement: «Tu vas devenir ma femme.» Hirut a 14 ans et elle est Ethiopienne. Elle avait le cœur léger. Mais dans son pays, une tradition veut qu’un homme, lorsqu’il souhaite prendre femme, l’enlève. Qu’elle soit mineure et non consentante ne change rien à l’affaire.
Bien décidée à rester maîtresse de son destin, la jeune fille parvient à s’enfuir après avoir volé un fusil. Son ravisseur la rattrape, elle le tue accidentellement. Œil pour œil, sang pour sang, dit la loi du talion. Au pied d’un arbre, un tribunal traditionnel propose une alternative à la mort: une compensation financière et l’exil. «Tout ça ne serait pas arrivé si elle n’allait pas à l’école», se contente de commenter la mère de Hirut, comme résignée. Car on ne peut s’opposer à une tradition, aussi barbare soit-elle. C’est alors que Meaza Ashenafi entre en scène. Jeune avocate à Addis-Abeba, elle décide de défendre l’adolescente. Un combat féministe et humaniste qui, dans une société encore corsetée par le poids des coutumes, s’annonce des plus ardus. Un combat que raconte Difret, un film coup de poing parfaitement maîtrisé, qui a notamment remporté le prix du public à Sundance et à Berlin.
Lorsque la presse locale se fait en 1996 l’écho de l’histoire de Hirut, Zeresenay Berhane Mehari ne vit plus dans son pays. Passionné de cinéma depuis l’enfance – son père avait l’habitude d’emmener toute la famille, le dimanche, dans une salle des années 30 qui est probablement la première du continent africain –, il est parti l’étudier à Los Angeles, à la prestigieuse University of Southern California.
«Quand je suis retourné en Ethiopie en 2003, plus personne ne parlait de ce fait divers, raconte le réalisateur, rencontré l’été dernier à Locarno, où Difret a été présenté hors compétition. C’est alors que je rencontre le frère de Hirut, qui me dit que je devrais faire un film sur elle. De retour à Los Angeles, où je travaillais notamment dans la pub, j’ai tapé son nom sur Google et enfin appris son histoire. Quatre mois plus tard, je reprenais l’avion pour Addis-Abeba avec un gros cahier contenant une première ébauche du film, que j’ai montré à Hirut. Au début, elle était hésitante à l’idée qu’un homme parle d’une problématique féminine. Mais elle a fini par accepter et j’ai pu me lancer, dès 2008, dans l’écriture du scénario.»
Une vision à protéger
Lorsqu’il commence à parler de son projet autour de lui, Zeresenay Berhane Mehari sent un réel enthousiasme. «Tout le monde pensait que ce fait divers ferait une bonne histoire. Comme il avait été largement commenté dans la sphère publique, il suscitait un réel intérêt, d’autant plus que ce phénomène des enlèvements de jeunes filles existe malheureusement encore. Mon but était dès lors de rendre cette tradition visible, de faire en sorte que les gens la voient. Je ne voulais blâmer personne, mais montrer que quand on respecte une tradition car on y croit, on blesse des gens. Durant le tournage, beaucoup de personnes, dans les campagnes, nous soutenaient, car on parlait d’eux. Mais ils ne voyaient rien de problématique dans cette histoire.»
Au moment où l’on rencontre son réalisateur, Difret n’est pas encore sorti en Ethiopie, un des rares pays africains qui comptent encore de vraies salles de cinéma. Mais, à la suite d’une première projection en avant-première, Zeresenay Berhane Mehari a reçu de nombreux messages d’encouragement. «On m’a dit: «Vous avez montré la vraie Ethiopie, vous racontez cette histoire comme on l’aurait nous-mêmes racontée.» Un des gros problèmes du cinéma africain est lié au fait que les films sont souvent uniquement produits avec de l’argent étranger. Nous, on voulait protéger notre vision. Des producteurs américains nous ont proposé beaucoup d’argent, mais sous condition: Difret devait être tourné en anglais et avec des acteurs connus. Ce qu’on a refusé. On voulait que le film soit en amharique, dans notre langue.» Difret a quand même reçu un soutien américain de poids en la personne d’Angelina Jolie, productrice exécutive qui a, au contraire, tout fait pour que Zeresenay Berhane Mehari puisse le mettre en scène sans avoir à faire de compromis.
Un avenir brillant
On sent néanmoins, tant au niveau de la narration que de la mise en scène, que le réalisateur a étudié aux Etats-Unis. Du kidnapping inaugural empruntant sa dramaturgie au western jusqu’au procès final, le récit fonctionne selon des schémas éprouvés, mais sans que ce classicisme nuise à l’ensemble. Une belle utilisation de la musique exacerbe quant à elle les émotions, mais, là encore, sans verser dans la surdramatisation facile. «Mes modèles sont des gens comme De Sica, Visconti et Bertolucci. Tout est dans les personnages, il ne faut pas compliquer inutilement le récit. Il s’agit avant tout de créer des émotions, des conflits et des résolutions. En Ethiopie, nous avons une forte culture orale. On se transmet des histoires de père en fils. Je me suis appuyé sur cette tradition, en faisant en sorte que mon film soit compréhensible pour tout le monde.» Une preuve que toutes les traditions ne sont pas négatives. «Absolument. Etre moderne ne veut pas dire renoncer à son héritage culturel. L’Ethiopie devient une société ouverte et progressiste, on respecte les lois, les parents reconnaissent les valeurs de l’éducation, notre économie se transforme. On a un avenir brillant, d’autant plus que 60% de la population a moins de 25 ans. Mais, dans le même temps, les jeunes veulent respecter certaines traditions, alors que ma génération se trouvait trop cool pour cela.»
«Difret». De Zeresenay Berhane Mehari. Avec Tizita Hagere et Meron Getnet. Ethiopie/Etats-Unis. Sortie le 4 février.
Après nollywood, voici l’éthiocinéma
Le cinéma éthiopien, quasi inexistant durant tout le XXe siècle, connaît un extraordinaire développement, sur le modèle des films d’exploitation produits au Nigeria.
Projeté l’été dernier en marge d’une table ronde ayant pour thème «Démocratie sans frontière», organisée par le Festival du film de Locarno en collaboration avec la Direction du développement et de la coopération et le Département fédéral des affaires étrangères, Difret était présenté comme le quatrième long métrage produit en Ethiopie. Ce qui a bien fait sourire son réalisateur, Zeresenay Berhane Mehari. «Il s’agit simplement du quatrième film tourné sur pellicule, en 35 mm. Sinon, en 2013, ce sont quelque 125 longs métrages qui ont été réalisés! Un chiffre qui augmente chaque année, car les Ethiopiens préfèrent les films indigènes aux blockbusters américains. On trouve ainsi de plus en plus de producteurs capables de réaliser un film en numérique pour 20 000 dollars, mais malheureusement le gouvernement ne nous aide pas. Notre rêve, avec ma productrice, c’est d’aider l’industrie du cinéma (déjà baptisée éthiocinéma, ndlr) à passer à l’étape suivante et à devenir compétitive sur le plan international.»