Rencontre. Le romancier français Laurent Gaudé s’empare du tremblement de terre à Haïti pour en faire «Danser les ombres», un roman à l’écriture régénérée et habitée.
Il y a une scène terrible et formidable dans le nouveau roman de Laurent Gaudé, 42 ans, Prix Goncourt 2004 précoce pour Le soleil des Scorta. On y voit une cohorte d’hommes, de femmes et d’enfants marcher lentement dans les rues de Port-au-Prince en ruine. Certains sont vivants, survivants du tremblement de terre qui vient de frapper l’île. D’autres sont morts, mais ne le savent pas encore, ne veulent pas le savoir et s’étonnent qu’on ne les regarde pas. Tous marchent ensemble vers le vaste cimetière de la ville. Au fur et à mesure que le cortège avance, les morts s’évanouissent dans la nuit, criant des adieux navrés, déchirants aux vivants.
Laurent Gaudé livre avec Danser les ombres son meilleur livre. Est-ce la rencontre avec une terre martyre, à la blessure encore béante après la catastrophe naturelle qui fit 300 000 morts en 2010? Ou le contact avec une langue française mâtinée de créole, sensuelle, sonore et poétique? Le fait est que le parfois trop sage, lisse et maîtrisé Laurent Gaudé ouvre ici les vannes et fait déborder sur les pages de son roman une émotion inédite, une folie bienvenue, un mystère douloureux et bordélique.
Coexistence des extrêmes
Il met les pieds pour la première fois à Haïti en 2013 et livre un reportage ému dans le Figaro Magazine. Son ami et collègue de la maison Actes Sud, l’écrivain haïtien Lyonel Trouillot, lui sert de guide. Port-au-Prince lui «saute au visage». «C’est une ville étourdissante, épuisante, inspirante. Une ville verticale où les extrêmes coexistent et qui vous bombarde de chocs visuels, de contrastes, de bruits, d’odeurs. Un jour, j’ai vu un crâne humain au bord de l’eau, à côté de gamins en train de jouer, les pieds dans les immondices. Personne ne s’en préoccupait. De quoi remettre en question nos principes occidentaux.»
Il y retourne en janvier 2014. Mais, dès 2010 et les scènes dantesques de la terre qui tremble, il savait qu’il écrirait sur l’île dévastée. Il est comme ça, Laurent Gaudé. Les catastrophes naturelles l’attirent, le fascinent. En 2010, il livrait avec Ouragan une peinture saisissante des heures et des jours post-Katrina, l’ouragan qui a dévasté la Louisiane en 2005. «Dans ces situations, les personnages se retrouvent seuls, nus, dépouillés de tout, mais paradoxalement ils vivent quelque chose de collectif fondamental. La vie de milliers d’hommes et de femmes s’écroule en un seul instant. Ce sont des images fortes, spectaculaires, mais c’est aussi une métaphore de notre vie. Ces moments de bascule nous arrivent à tous. Des ruptures, des deuils, des cassures qui nous font penser que notre monde s’écroule. Mais ils font partie de la vie et nous portent ailleurs, nous poussent à nous remettre en question.»
Sur place, il a la confirmation de son obsession pour les rapports entre les vivants et les morts, traitée dans La porte des enfers ou La mort du roi Tsongor. «J’ai trouvé dans la culture vaudoue matière à aller beaucoup plus loin encore. Port-au-Prince est une ville-cimetière. Des milliers de corps resteront pour toujours sous les ruines. Mais les habitants savent pourtant qu’il faut couper le fil entre les morts et les vivants pour permettre à ces derniers de vivre.»
Pour Danser les ombres, Laurent Gaudé invente une nouvelle langue, tire son style vers un foisonnement jamais atteint en vingt ans de romans. Pour raconter l’histoire de Lucine, Antonine, Saul, Tess et Lily, l’histoire de celles qui élèvent les enfants des autres, survivent au jour le jour ou meurent de maladie malgré leur belle maison, de ceux qui tiennent des bordels ou conduisent des taxis, pour raconter la vengeance, le pardon, la renaissance, le malheur, la vie et la mort, pour dire, page 128, la terre qui engloutit ses propres enfants, ses phrases se font chant, fleuve, vent chaud, lyrisme et ferveur, douleur et fraternité. Au français se mêle l’oralité populaire du créole sans une once de folklore. «Lorsqu’on est écrivain, certains auteurs vous inhibent. D’autres vous donnent envie d’écrire. C’est le cas d’un Lyonel Trouillot. Je me sens chez moi dans ses livres.» Peut-être Laurent Gaudé a-t-il trouvé une patrie non seulement de cœur mais d’écriture.
