Rencontre. Bennett Miller, Steve Carell et Channing Tatum racontent «Foxcatcher», qui retrace l’histoire vraie du riche héritier John du Pont et des frères Schultz, champions de lutte. Primé à Cannes, ce long métrage admirablement maîtrisé est transcendé par ses interprètes.
En mai dernier, à Cannes, Foxcatcher a valu à Bennett Miller le Prix de la meilleure mise en scène. Un sacre entièrement mérité, même si on peut regretter que sa troisième réalisation après Capote et Le stratège, et qui raconte l’histoire vraie d’un riche héritier prenant sous son aile deux frères lutteurs, n’ait pas obtenu la Palme d’or. Parce que oui, affirmons-le, Foxcatcher est le film le plus enthousiasmant de la compétition officielle 2014 du plus prestigieux des festivals de cinéma de la planète.
Aux Etats-Unis comme ailleurs, la lutte n’est pas un sport riche. Et elle n’est guère médiatisée, si ce n’est durant les Jeux olympiques. C’est lors d’une olympiade, justement, que Dave et Mark Schultz se sont distingués. A Los Angeles, en 1984, ils ont tous les deux, dans leur catégorie respective, remporté une médaille d’or. L’année suivante, à Budapest, Mark devient champion du monde tandis que Dave se pare d’argent. C’est alors que John du Pont entre en jeu. Originaire de France, sa famille a fait fortune en fabriquant, dès le début du XIXe siècle, de la poudre à canon. Il est riche, patriote, ornithologue à ses heures mais aussi étouffé par sa mère et a toujours rêvé de se distinguer dans le sport. Il est en outre passablement névrosé, cocaïnomane et autoritaire. Et il aime qu’on l’appelle Golden Eagle, en référence à l’aigle qui orne le sceau des Etats-Unis d’Amérique.
Un père de substitution
«Notre nation ne vous a pas honoré comme il se doit», dit John du Pont à Mark Schultz lorsqu’il lui propose de s’installer sur son domaine de Foxcatcher, là où trois mille soldats sont jadis morts pour leur liberté, et de tout mettre en œuvre pour qu’il gagne une seconde médaille olympique, en 1988 à Séoul. Le lutteur ne va pas hésiter longtemps. Il voit dans cette offre la chance de sortir enfin de l’ombre de son frère aîné, plus charismatique et plus titré. Il croit discerner en du Pont un père de substitution, mais ne se rendra pas compte que celui-ci, tout en tentant de le pousser à se surpasser, est en train de le détruire psychologiquement. Et voici que du Pont, quelque temps après, recrute Dave et d’autres lutteurs, bien décidé à faire de Foxcatcher la terre d’accueil de l’équipe nationale américaine.
Rencontré à Cannes avec deux de ses acteurs au lendemain de la projection officielle de son film, Bennett Miller confie ne pas être intéressé par le sport, mais par sa dimension dramatique. «Et quoi de plus dramatique que la lutte, lorsque deux personnes essaient de se détruire?» dit-il d’emblée. Mais Foxcatcher est moins un film de sport qu’un drame psychologique empruntant parfois au thriller. Basé sur des documents d’époque et les témoignages des protagonistes encore en vie, ainsi que sur ceux de leurs proches, il réussit avec brio, dans un décor hautement cinématographique, entre vastes champs, brume, clairs-obscurs, manoir mortifère et salle d’entraînement-sarcophage, à nous faire comprendre la folie de du Pont – qui a toujours cherché en vain à se montrer digne, aux yeux de sa mère, de l’héritage familial –, la détermination et les failles de Mark et le côté paternaliste et plus posé de Dave. Pas besoin de dialogues explicites, de simples gestes et quelques regards suffisent.
Un tournage difficile
Steve Carell, grande figure comique, trouve le rôle de sa vie sous les prothèses le faisant ressembler au vrai du Pont, tandis que Channing Tatum, mâchoire serrée et attitude renfrognée, fait sensation dans le rôle de Dave Schultz, en opposition totale avec le danseur sexy qu’il incarnait en 2013 dans Magic Mike. Tout aussi brillant dans la peau de Dave, Mark Ruffalo est plus en retrait, mais tout simplement parce que son personnage l’était. Reste que c’est avant tout Steve Carell qui impressionne. Il nous a beaucoup fait rire, dans des films comme 40 ans, toujours puceau, Little Miss Sunshine ou Max la menace, et le voilà qui fait peur lorsqu’il se lance dans un discours patriotique outrancier ou débarque pistolet en main à l’heure de l’entraînement des lutteurs qui pourraient lui permettre d’accéder au nirvana olympique.
«Tous les matins, j’en avais pour trois heures de maquillage, confie l’acteur. Mais l’avantage, c’est que je me trouvais sur le plateau bien avant les autres et que, quand ils arrivaient, j’étais déjà prêt. Et le soir, quand ils partaient, je n’avais pas encore tout enlevé. Durant les trois mois et demi qu’a duré le tournage, ils ne m’ont donc pas vu en tant que Steve Carell. J’étais simplement cet autre gars. Et j’ai bien senti que c’était étrange pour eux d’être près de moi, ce qui m’a naturellement exclu du reste du groupe. Je n’aimerais pas apparaître comme prétentieux, comme quelqu’un qui aurait des méthodes, mais ça a été une bonne chose. Une expérience différente par rapport à tout ce que j’avais fait jusque-là, mais une expérience excitante.»
Channing Tatum a également vécu ce tournage comme une étape nouvelle dans sa carrière. Tout en expliquant aimer la «physicalité», le mouvement, il avoue qu’il ne sera plus jamais le même après ce film. «Pour trouver le ton juste, j’ai fait confiance à Bennett qui m’a dit que je serais physique et violent, mais que Mark n’est jamais aussi puissant que quand il est silencieux et immobile. C’est une personne finalement fragile, et c’est comme ça que je l’ai joué. Mais je dois vous dire que Foxcatcher n’était pas amusant à faire. On entend souvent les acteurs dirent que tel ou tel film était une expérience agréable. Celui-là non. C’était douloureux, tout le monde vous dira qu’à la fin du tournage on était soulagés.»
Honnête avec ses personnages
Ce qui a intéressé Bennett Miller dans cette histoire, c’est avant tout la personnalité de du Pont. «J’aurais pu insister sur certains détails, comme les pulsions homosexuelles refoulées ou la drogue, mais j’ai préféré en faire des éléments de l’étrange cocktail qu’est son cerveau. Quelles étaient ses intentions quand il était lucide? Cette question est à mon sens plus intéressante.»
Steve Carell reste quant à lui plutôt vague lorsqu’il évoque le milliardaire. «Dire que vous comprenez un être humain est prétentieux. Au mieux, vous pouvez émettre des hypothèses, essayer de trouver quelles étaient ses motivations. J’ai regardé des films d’archives, j’ai lu le plus de choses possible, j’ai observé comment était du Pont, j’ai écouté sa voix. A partir de cela, j’ai créé un personnage, mais je ne dirais pas que je l’ai compris. En tout cas, je ne l’ai pas abordé comme un monstre ou un méchant, mais comme un être humain perturbé. Car j’essaie toujours d’être honnête avec mes personnages. Dans une comédie, il ne faut par exemple pas essayer d’être comique, de même que dans un drame il ne faut pas surjouer le côté tragique. Car un personnage ne sait pas s’il est dans une comédie ou un drame, il vit simplement sa vie.»
«La vérité est beaucoup plus complexe, admet Channing Tatum. Car vous ne pouvez pas tout dire en deux heures. Le du Pont joué par Steve n’est pas le même que le vrai du Pont, qui voyait des créatures qui n’existaient pas. Il était vraiment fou. Nous, on a raconté une histoire différente.» Une histoire que Bennett Miller nous propose avec la conviction qu’une fiction, qu’elle soit basée ou non sur des faits réels, «peut communiquer de grandes vérités». En effet, ce que dit Foxcatcher des rapports de force entre les gens dépasse largement le cadre de sa diégèse.
«Foxcatcher». De Bennett Miller. Avec Steve Carell, Channing Tatum et Mark Ruffalo. Etats-Unis, 2 h 14. Sortie le 21 janvier.
