Critique. «L’homme qui avait deux yeux» ne parle pas de grand-chose. Signé de l’un de nos écrivains suisses majeurs, cela devient une sorte de chef-d’œuvre.
«L’homme qui avait deux yeux» a tout perdu. Femme – elle s’est suicidée après avoir murmuré «io dormo, io dormo» –, chat, appartement, travail. Il quitte alors la grande ville, emporte une valise et se réfugie à Harenberg, banlieue anonyme où sa femme lui avait conseillé de se rendre le jour où il se sentirait «au bout du rouleau». Il commence alors une étrange vie, se remémorant des épisodes du passé tout en s’inventant une nouvelle routine dans un bar à prostituées tenu par une jeune femme nommée Rosaura.
Né à Berne en 1954, Berlinois depuis trente ans, comédien et dramaturge, romancier depuis Max en 1982, prix Femina pour Maurice à la poule en 2009, Prix fédéral de littérature en 2012, dandy doux, mélancolique et souriant, Matthias Zschokke est passé maître dans l’art de livrer des romans irrésumables autant qu’inoubliables. L’homme qui avait deux yeux esquisse pourtant trois sujets: le deuil, la normalité et l’écriture elle-même.
Oscillant constamment entre le comique et le tragique, conte absurde ou vaste plaisanterie déprimante, il fait le récit poignant d’un veuf en deuil de sa femme. On cite souvent Robert Walser en parlant de Zschokke: je pense ici plutôt à J’aime ce qui vacille de Rose-Marie Pagnard, qui du deuil d’une femme ayant perdu sa fille tirait une fable triste et onirique. Cet homme «qui avait deux yeux» est notre semblable, ni particulièrement sympathique, ni antipathique. Il n’a pas de destin héroïque, pas d’exploits à nous mettre sous la dent, et pourtant la narration minutieuse, attentive de Zschokke, transforme le dérisoire de ses journées en aventure exceptionnelle. A la fin, Rosaura et le narrateur ne vécurent pas heureux et n’eurent pas beaucoup d’enfants. A la fin, «c’est ainsi qu’ils vivotèrent». Parfois, c’est déjà beaucoup.
«L’homme qui avait deux yeux». De Matthias Zschokke. Zoé, 254 p.