Critique. Jérôme Garcin retrace avec grâce et intensité dans «Le voyant» le parcours de Jacques Lusseyran, résistant aveugle et intellectuel lumineux.
Les jeunes morts, les hommes exemplaires fauchés dans la force de l’âge, Jérôme Garcin s’en est fait une sorte de spécialité aussi littéraire que macabre: C’était tous les jours tempête racontait la mort du révolutionnaire Hérault de Séchelles, Bleus horizons celle du poète Jean de La Ville de Mirmont, tué en 1914 à l’âge de 28 ans, Pour Jean Prévost celle de Jean Prévost, mort le 1er août 1944 au pied du Vercors. La faute à son père Philippe Garcin, mort à l’âge de 45 ans dans un accident de cheval, tragédie intime à laquelle il consacre son premier roman, La chute de cheval.
Jacques Lusseyran, lui, est mort en 1971 sur une route entre Paris et la Bretagne. Il avait 47 ans. Au volant, sa troisième épouse, Marie Berger. Ils avaient fui l’Amérique rigoriste qui supportait mal qu’une jeune étudiante, épouse d’un professeur et mère de famille, tombe amoureuse d’un Français de dix-sept ans son aîné. Des tôles froissées qui mettent un terme à la vie la plus étonnante, admirable, tragique que l’on puisse imaginer. A 7 ans, sa mère le trouve en pleurs parce qu’il croit que les couleurs vont lui être volées. A 8 ans, un choc à la tête le rend aveugle: sa mère jure qu’il ne sera pas moins bien que les autres. Le garçon apprend le braille, se hisse aux premières places, fou de littérature et d’histoire, doué en langues, se mue en chef de bande aimé avec une aisance inouïe.
De son handicap, il fait un «privilège», écrit Garcin qui a découvert Lusseyran en lisant Et la lumière fut, témoignage d’une résilience inouïe paru en 1953. Lusseyran sera résistant à 17 ans, déporté à Buchenwald en 1943. Suivent une longue dépression, un mariage, des enfants, des romans que les éditeurs refusent. Il part enseigner en Amérique. Là-bas, il réécrit Et la lumière fut, qui sous le titre And There Was Light devient un best-seller. En 1966, le scandale le pousse à retrouver l’Europe. En 1969, il est nommé à l’Université de Hawaii. Il épouse Marie à Honolulu. Ils meurent ensemble dans l’accident de voiture de l’été 1971.
Dense, poignant, sobre, à chaque phrase suspendu au bord de l’abîme, issu des tréfonds de l’âme de son auteur, porté par une langue élégante et lucide, Le voyant tente de combler le peu de choses qu’il reste de la vie brève de Jacques Lusseyran, et de transmettre l’essentiel: «C’est au-dedans que le regard exerce son vrai pouvoir. (…) S’exercer à fermer les yeux est aussi important qu’apprendre à les ouvrir.»
«Le voyant». De Jérôme Garcin. Gallimard, 186 p.