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Le combat de Stina

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Jeudi, 15 Janvier, 2015 - 05:48

Rencontre. Produit sans subventions de Berne ni de Zurich, le film de la cinéaste Stina Werenfels est sélectionné par le festival du film d e Berlin et celui de Soleure. Heureux dénouement pour «Dora», une œuvre qui aurait pu ne jamais voir le jour.

Quand Stina Werenfels vous emporte dans une conversation sur son film, sachez que vous n’en sortirez pas indemne mais transformé, l’esprit taraudé par des questions existentielles sur votre désir d’enfant, vos élans charnels, votre vie sexuelle. Elle interroge la nature des liens qui nous attachent aux autres, nous en détachent aussi. Et, en féministe assumée, elle questionne ce qui fait la femme et sa libération.

La Bâloise Stina Werenfels est une artiste: profondément habitée par son sujet. Cinquante ans en beauté. Une tignasse rebelle plantée sur un visage tout en finesse. Une énergie qui fuse et dans le rire et dans le geste mais s’articule en propos élaborés, précis. Au cœur du Kreis 4, quartier chaud et branché de Zurich où se nichent les bureaux de la maison de production Dschoint Vent­schr, un collectif cofondé par son mari Samir, elle nous raconte la naissance de cette obsession qui l’a prise une nuit de 2003 quand, sur les planches du Théâtre de Bâle, elle découvre la pièce de l’écrivain bernois Lukas Bärfuss Les névroses sexuelles de nos parents.

L’histoire? Dora, une jeune handicapée mentale, découvre sa sexualité après que sa mère eut décidé de stopper les psychotropes qui étouffaient l’élan vital de sa fille âgée de 18 ans. Celle-ci s’éveille alors au désir, tente de l’assouvir avec candeur, sans la moindre inhibition. Elle s’offre à un louche inconnu, aime cela, tombe enceinte et souhaite garder l’enfant. On ne la laissera pas, on l’avortera et, comme elle refuse la pilule, on lui coupera l’utérus. Stina Werenfels sort du théâtre médusée.

«C’était tellement fort. Je me suis dit qu’il me fallait en tirer quelque chose», se souvient la réalisatrice qui, quant à elle, tomba enceinte le même mois. C’était il y a douze ans.

Pour rappel, la réalisatrice avait alors signé plusieurs courts métrages très appréciés par la critique. Quant à son premier long métrage de fiction, Nachbeben, il figurera au programme du festival du film de Berlin en 2006, recevra plusieurs distinctions dont le Prix du cinéma suisse pour le meilleur ensemble.

Heureuse conception

Tout commence bien puisqu’elle tombe très vite sur Lukas Bärfuss, par hasard, dans un café de Zurich. Elle l’approche, exprime tout son respect pour son travail. Il lui rend la pareille. D’emblée, la réalisatrice dit à l’écrivain qu’elle souhaite adapter sa pièce. «Il a tout de suite été d’accord, il m’a accordé sa confiance et laissé toute liberté. Et même davantage: il a montré un grand intérêt à l’interprétation féminine que je faisais de sa pièce, lisant les différentes scènes du scénario, formulant certaines critiques. Il m’a accompagnée, de loin et d’un regard bienveillant.» La cinéaste, désireuse d’ancrer le film dans la vie contemporaine, prend beaucoup de liberté avec le texte de la pièce. «Parce que cet acte de violence fait aux femmes qu’est l’hystérectomie, l’ablation de l’utérus, pratiqué fréquemment dans les années 70 encore, est aujourd’hui illégal sans consentement», explique-t-elle. Sa Dora à elle devra aussi avorter mais finira tout de même par donner naissance à un enfant, envers et contre tous. Au tabou de la sexualité d’une jeune handicapée mentale vient se greffer celui, plus profond encore, de sa reproduction. Ici s’entrechoquent les libertés des uns et des autres, le droit à l’autodétermination d’une handicapée, le bien de l’enfant, la responsabilité accrue des futurs grands-parents.

Danger d’avortement

En 2010, elle dépose des demandes de soutien à la production auprès de la Confédération et de la Fondation zurichoise pour le cinéma. Et là, mauvaise surprise pour la réalisatrice: malgré son premier long métrage très remarqué, elle n’essuie que des refus. Elle passera par trois fois devant les experts de la commission fédérale, par deux fois devant ceux de Zurich, sans succès. «On m’a dit qu’un film avec une handicapée mentale comme personnage principal ne fonctionnerait pas ou que la mère, trop occupée par sa propre vie sexuelle, n’était pas crédible.» La cinéaste se sent isolée. Mais Stina Werenfels ne serait pas Stina Werenfels si elle baissait les bras. La réalisatrice continuera de porter son projet et, pour gagner sa vie, se met à enseigner à la Haute Ecole des arts de Zurich.

Préparation à l’accouchement

Pour la vraisemblance de son futur long métrage, Stina Werenfels passe du temps dans une institution spécialisée de Bâle où vivent des handicapés, multiplie les entretiens avec des spécialistes, médecin, psychanalyste ou pédiatre. Par exemple pour savoir ce qu’est capable d’accomplir une jeune fille dont le développement mental correspond à celui d’un enfant de 8 ans. «Je devais aussi comprendre l’état apathique qu’entraînent certains traitements médicamenteux.» Elle qui a grandi dans une famille de scientifiques, élevée dans la vénération des grands chercheurs telle Marie Curie, a étudié la pharmacie à l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich avant de se former au cinéma. Elle a donc rafraîchi ses connaissances, ressorti ses manuels. «Les produits qui modulent l’état psychique ont évolué. Mais des erreurs surviennent souvent dans les dosages et les diagnostics.» Les psychotropes influent aussi sur le tonus musculaire, la motricité. Ils déterminent la façon de saisir un verre ou de lever les paupières. «J’ai déposé des sachets de thé sur celles de Victoria Schulz, qui joue Dora», un travail physique pour mieux entrer dans le rôle.

Au-delà du personnage de la fille, Stina Werenfels a creusé l’éternelle question de la relation avec la mère. «Comme chaque mère protectrice qui peine à laisser sa fille adolescente prendre son envol, celle de Dora doit apprendre à lâcher prise, à cesser le contrôle permanent. Un passage d’autant plus ardu qu’une handicapée reste très dépendante des autres et vulnérable aux abus.» Un cas extrême qui dramatise encore ce moment clé, entre crépuscule et aube de la fertilité, quand la fille pubère tombe enceinte au moindre rapport tandis que sa mère entre en ménopause.

Financement au forceps

Mais avant de filmer, Dschoint Vent­schr a dû déployer des trésors d’imagination financière, redimensionner à 1,2 million d’euros (environ 1,4 million de francs) le budget original. Au soutien important de la télévision alémanique est venu s’ajouter, ironie du sort, celui d’un homme qui a construit sa fortune grâce au cinéma porno: Edi Stöckli, grand cinéphile et propriétaire de nombreuses salles en Suisse. «Il m’a dit qu’il me finançait, quoique je fasse. Et ça l’a amusé qu’il s’agisse, une nouvelle fois pour lui, de sexualité.» Ironie encore, alors que le nouveau Message culture de la Confédération veut soutenir davantage les films tournés sur territoire suisse, Stina Werenfels a réalisé le sien à Berlin pour pouvoir obtenir de l’argent du Fonds allemand d’encouragement au cinéma (DFFF, Deutscher Filmförderfonds), qui soutient, quant à lui, les tournages en Allemagne.

Délivrance

Depuis un mois, Stina Werenfels vit un profond soulagement. Dora ou les névroses sexuelles de nos parents sort dans les salles de Suisse alémanique en février et passe en prime time aux Journées de Soleure le vendredi 23 janvier. Mais surtout, immense signe de reconnaissance, il a été sélectionné par le festival de Berlin pour sa section Panorama, la plus prestigieuse après la compétition. «Il est important que le film soit valorisé et présenté à un public international», dit la cinéaste qui ressent une grande responsabilité envers ses acteurs, qui ont osé la suivre dans cette aventure audacieuse dont la gestation s’est étendue sur sept ans.

A la lumière de cette sélection berlinoise, on se demande bien pourquoi l’Office fédéral de la culture n’a pas soutenu Stina Werenfels, d’autant plus que la pièce de Lukas Bärfuss, traduite dans une douzaine de langues, est un succès depuis sa création en 2003, et que l’auteur suisse s’impose comme le plus couru de sa génération dans le monde germanophone. A se demander si les experts des commissions fédérales suivent un tant soit peu ce qui se crée dans le monde du théâtre et de la littérature. Approchée, la section cinéma nous a indiqué qu’elle ne communiquait pas les motifs de refus de subventions, afin d’éviter que des informations confidentielles ne soient livrées au public et puissent entraîner des désavantages supplémentaires pour les demandeurs. Mais libre à ceux-là d’en parler, s’ils le souhaitent.

Au bout du compte, Dora a reçu 50 000 petits francs pour les travaux de finition. A titre de comparaison, Les grandes ondes de Lionel Baier avait bénéficié d’une aide d’un million de francs. Mais Dora n’est pas seule. Le film lauréat du Prix du cinéma suisse de l’an dernier, Der Goalie bin ig, tiré du roman en dialecte de Pedro Lenz, n’avait pas reçu non plus de subventions à la production.

Quoi qu’il en soit, le voyage à Berlin prend des allures de lune de miel pour Stina Werenfels: à côté de son film, le documentaire de son mari Samir, Iraqi Odyssey, sera projeté dans la même section. Un couple, une même maison de production, deux films à Berlin, c’est ce qu’on appelle une consécration. Un grand bonheur pour les deux cinéastes qui fêtent cette année les vingt ans de leur histoire d’amour. Mais un grand couac pour le Ministère suisse de la culture. Son manque de discernement aurait certainement inspiré un texte bien polémique au grand-oncle de Stina Werenfels, un certain Max Frisch.


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