Eclairage. Dévoilé à Cannes en mai dernier où il a reçu le Prix du jury ex æquo, le dernier film du cinéaste suisse, «Adieu au langage», débarque enfin, en 3D, dans les salles romandes.
Stéphane Gobbo
Il y a des sorties qu’on nous présente comme des événements alors qu’il ne s’agit que de grosses opérations commerciales desquelles le cinéma sort le plus souvent perdant. A l’inverse, certaines sorties plus discrètes en sont, elles, des événements. C’est le cas de l’arrivée dans les salles helvétiques, enfin, du dernier projet de Jean-Luc Godard, le 121e paraît-il.
Dévoilé à Cannes le 21 mai 2014, lors d’une projection unique prise d’assaut et à l’ambiance fébrile comme jamais, Adieu au langage est sorti dans les salles françaises dans la foulée. Alors qu’il est disponible depuis quelques semaines en DVD, il entame cette semaine à La Chaux-de-Fonds une tournée qui devrait ensuite le mener dans le Jura, puis à la Cinémathèque suisse de Lausanne et à Genève ces prochains mois. Pourquoi, dès lors, aller le voir en salle? Pour une raison toute simple: au-delà du fait que le cinéma est dans ses fondements mêmes une expérience collective, il s’agit d’un film en 3D. Et lorsque le maître Godard s’empare de la stéréoscopie, ce qu’il propose n’est pas soluble dans la 2D.
la forme et le fond
Faut-il résumer un film du Rollois? Non, évidemment. On dira simplement qu’il y a dans Adieu au langage une femme mariée, un homme libre et un chien. Comme s’il voulait insister sur le côté artificiel de la 3D, le cinéaste tord les corps et les espaces à l’aide de cadrages improbables. On ne le sait que trop bien, l’image est pour lui un matériau malléable. En filmant des pieds ou un museau devenus disproportionnés, il fait de la 3D quelque chose de ludique et d’artistique, et non un outil au service du réalisme. Expérimentateur de génie, il n’est jamais aussi passionnant que quand il tente quelque chose de nouveau, comme lorsque, en 1994, il s’essayait avec l’enchanteur JLG/JLG à l’exercice de l’autoportrait. Dans l’un des plans les plus intrinsèquement beaux d’Adieu au langage, il cadre, au fin fond d’une pièce sombre aux airs de camera obscura, une fenêtre ouverte sur un paysage à la Van Gogh. En 2D, forcément, l’effet est moins saisissant.
Godard, c’est la forme et le fond réunis dans un tourbillon qui emmène le spectateur dans des abîmes insoupçonnés, sorte de fosse des Mariannes cinématographique qu’il est le seul à oser explorer. Ça fuse de tous les côtés, entre dialogues anodins, réflexions en tout genre, citations et aphorismes. Dans Adieu au langage, on parle peinture et littérature, on met en parallèle, comme ça, au passage, l’invention de la télévision et l’accession au pouvoir de Hitler. «Si vous ne savez pas, pas la peine d’aller sur Google», dit un personnage, fustigeant ouvertement une époque où les intellectuels sont perdus au milieu des connectés dont le savoir est réduit à néant dès que les batteries de leur smartphone sont à plat. Les hommes sont égaux dans le caca, entend-on encore, avant d’apprendre que le chien est le seul être qui vous aime plus qu’il ne s’aime lui-même.
Machine à pensées
Il n’est pas inutile de revoir le film en DVD après l’avoir découvert en salle dans le format voulu par le maître. Débarrassé en quelque sorte du contenant, de la virtuosité technique, même si la force plastique des images reste la même, on peut se concentrer sur le contenu. Véritable machine à produire de la pensée, Godard est capable de passer de l’engouement du public pour le Tour de France à la Terreur, de Roxy, le chien de sa compagne Anne-Marie Miéville, à Mary Shelley et Lord Byron. Adieu au langage? Non, c’est plutôt la toute-puissance des mots que célèbre le cinéaste.
«Adieu au langage». De Jean-Luc Godard. Avec Héloïse Godet et Kamel Abdelli. France, 1 h 10. A voir à La Chaux-de-Fonds, au cinéma ABC, en 3D. Dimanche 11 janvier, à 17 h 30, rencontre avec Fabrice Aragno, assistant et chef opérateur de Jean-Luc Godard. DVD disponible, en 2D ou Blu-ray 3D, chez Wilde Side.