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Un cinéaste embarqué dans les lignes ennemies

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Jeudi, 15 Août, 2013 - 05:59

Comment filmer un politicien dont on ne partage ni les idées ni les convictions? C’est la première question que s’est posée Jean-Stéphane Bron lorsque le projet lui est venu de consacrer un film à Christoph Blocher. L’UDC zurichois s’en est posé, lui, une autre: ce Welsche de gauche ne va-t-il pas me dépeindre comme le diable? «Vous n’êtes ni un diable ni un ange. Je veux vous montrer comme un homme», lui assure alors le cinéaste. Convaincu de sa bonne foi, l’ex-conseiller fédéral accepte alors de se laisser filmer lors de ses apparitions publiques, mais aussi chez lui ou encore dans sa voiture, où il passe forcément beaucoup de temps.

Sur le papier, cette proposition de cinéma faisait peur: Jean-Stéphane Bron n’allait-il pas entrer en empathie avec Christoph Blocher au point d’en faire un portrait flatteur, du moins équilibré et nuancé? Le documentariste a visiblement eu les mêmes craintes, d’où une rupture radicale entre L’expérience Blocher et les deux longs métrages qui ont fait sa réputation.

Alors que dans Mais im Bundeshuus (2003) et Cleveland contre Wall Street (2010) son regard se faisait neutre, qu’il y avait une constante distance entre le filmé et le filmeur, ce nouveau long métrage est à la première personne. Ce n’est pas un film sur Christoph Blocher, mais un film de Jean-Stéphane Bron sur Christoph Blocher. Réalisant qu’il allait être embarqué, «embedded» comme disent les Anglo-Saxons, le Lausannois a décidé de ne pas se laisser guider comme un journaliste suivant une armée en guerre convaincue du bien-fondé de son action.

Privé de sa propre parole. A l’apparente objectivité qui caractérisait jusque-là son cinéma s’est ainsi substituée une totale subjectivité. Laquelle passe d’abord par une voix off, procédé généralement évacué des documentaires de création, afin que les images ne soient jamais parasitées mais qu’elles parlent par elles-mêmes.

Dès les premiers plans, Jean-Stéphane Bron s’adresse à son sujet, engage une conversation à sens unique. C’est lui qui résumera sa vie, son parcours dans l’économie privée puis en politique, c’est même lui qui résumera certaines de leurs discussions. Comme pour priver le tribun, si à l’aise à l’oral, de sa propre parole.

C’est moi, Jean-Stéphane Bron, qui vais dire qui vous êtes, ce que vous représentez et ce que vous avez apporté à la Suisse. Le portrait, dès lors, sera sombre: c’est vous qui avez divisé la Suisse en menant campagne contre l’adhésion à l’Union européenne en 1992. C’est vous qui avez mis en place une politique d’exclusion stigmatisant systématiquement l’Autre. Vous vous réclamez du peuple mais vous avez pratiqué un libéralisme économique outrancier dans le seul but de vous enrichir, au mépris des classes ouvrières. Votre populisme n’est qu’une façade. Vous êtes un prince qui rêve d’avoir une cour acquise à sa cause.

Alors que les politiques aiment relire leurs propos et les corriger lorsqu’ils s’adressent aux journalistes, pas question pour Jean-Stéphane Bron, donc, de laisser Christoph Blocher écrire le film qu’il aimerait voir. Lorsque l’UDC lui fait une confidence avant de lui dire qu’il n’aimerait pas la retrouver à l’écran, le cinéaste intègre tout de suite la séquence dans le montage final. Vous voyez, je suis libre, veut-il affirmer, mais sans que l’on sache s’il l’a été durant la totalité des dix-huit mois qu’a duré le tournage, avec comme point d’orgue les élections fédérales de 2011.

Pour enfoncer le clou, le Lausannois use d’une bande-son anxiogène et d’une photographie évacuant soleil et ciel bleu. On est dans la nuit, le gris, le pluvieux. Car Christoph Blocher est un homme à la pensée sombre. Les mots aussi sont précautionneusement choisis: avec vos idées, vous avez «contaminé» la Suisse. Alors non, peut-être que L’expérience Blocher, beau titre qui résume parfaitement la démarche du réalisateur, ne révèle finalement pas grand-chose.

Reste que ce film très personnel est d’une grande beauté formelle, qu’il assume admirablement sa subjectivité, tout en résumant finalement assez bien les paradoxes et le parcours d’un politicien parmi les plus controversés, donc intéressants, de la Suisse contemporaine.

De Jean-Stéphane Bron. Suisse, 1 h 40. Sortie le 17 octobre en Suisse alémanique et le 30 en Suisse romande.

Lire aussi: Locarno, un Blocher crépusculaire

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Carlo Reguzzi, Ti-Press
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